L’Homme tranquille : Remercier George Romero


Le crépuscule d’une « icône » ? L’ascension d’une « légende » (à la Richard Matheson)…


À la mémoire de Martin Landau

I’ll never get sick of zombies. I just get sick of producers.

I’m seen by the studios as a genre guy. I’ve made several non-genre films, but nobody went to see them.

I don’t try to answer any questions or preach. My personality and my opinions come through in the satire of the films, but I think of them as a snapshot of the time.

J’aimerais, pour une fois, parler de vous sans utiliser le mot zombie – mais cela s’avère impossible, pas vrai ? Autant évoquer Hitchcock – pour lequel vous servîtes de coursier durant le tournage de La Mort aux trousses, d’ailleurs – en omettant Psychose. Vos zombies, tout le monde les connaît, même ceux qui détournent les yeux et se bouchent le nez devant un tel sujet, devant vos scènes d’avides dévorations et d’étripages pas très sages, surtout à votre âge. Quand on fait des films d’horreur, quand les autres, critiques et public, vous disent œuvrer dans ce « genre » particulier – je vais finir par me lasser de répéter que les catégories n’existent pas, que le cinéma représente un ensemble organique, unique, que l’expression via la caméra innerve et traverse les imageries –, il faut se méfier à égale mesure des adorateurs, des universitaires, des contempteurs, des épiciers. En quarante ans de carrière, bon an mal an, avec deux hiatus importants – entre La Part des ténèbres (1992) et Bruiser (2000), entre ce dernier et Land of the Dead (2005) –, périodes passées à cogiter des projets avortés, dont une momie ressuscitée pour Universal, une adaptation live de Resident Evil, en bonne logique symbolique et ludique, vous sûtes préserver votre indépendance, au large de Hollywood, toujours à proximité de Pittsburgh, sinon intra-muros, votre ville favorite, à vous le New-Yorkais doté de la nationalité canadienne.


Les débuts à l’adolescence, en 8 mm (qui dit Spielberg ?), la fréquentation d’une faculté technologique et privée, les films industriels et publicitaires alimentaires, la création de Image Ten Productions, structure autonome dans le sillage hexagonal des Films du Losange de Schroeder & Rohmer (les cinéastes se transforment désormais en producteurs), la déflagration culturelle et matricielle de La Nuit des morts-vivants (1968, tout sauf un hasard), premier volet d’une série avec six épisodes au compteur – rajoutez une BD en trois tomes, Empire of the Dead, et un scénario peut-être bientôt réalisé par autrui, Road of the Dead, décrit par Georgie comme un avatar de… Fast and Furious ! –, Zombie (1978), Le Jour des morts-vivants (1985), huis clos antimilitariste, Land of the Dead, donc, SF marxiste, puis Diary et Survival (of the Dead) en 2008 et 2009, reportage panique et western automnal ; les collaborations avec Tom Savini (maquilleur revenu du Vietnam, CQFD), Dario Argento (montage européen survolté de Zombie, l’anecdotique Deux yeux maléfiques, 1990, bien que le segment du Romain vaille vraiment le détour, nanti d’un mémorable Harvey Keitel en émule de Weegee, une idée, quelle idée, heureusement abandonnée, de remaker Les Frissons de l’angoisse en 3D) ou Stephen King (le drolatique Creepshow, 1982, l’obscur Darkside : Les Contes de la nuit noire, 1990, tant pis si vos Vampires de Salem et Simetierre, davantage sérieux, échouèrent, Tobe Hooper ou Mary Lambert ne déméritèrent pas, loin de là – mentionnons itou Le Fléau tombé à l’eau, une pensée pour le convaincant Rob Lowe dans la transposition à la TV) ; les flops financiers de Season of the Witch (1972), Martin (1977) et La Part des ténèbres, superbe trilogie apocryphe, lucide et individuelle, célébrée sur ce blog par votre serviteur (je me fendis aussi d’un billet dédié à l’aube des cannibales, de quelques lignes à propos de Diary of the Dead, opus majeur de notre sidérante modernité, à ranger en regard de Redacted), rejoint par celui de l’émouvant Incident de parcours (1988), mélodrame médical et animal remarquablement porté par la partition inspirée de David Shire, en écoute sur ma communauté mélomane, et par celui de l’intéressant mais raté Bruiser, sorte de American Psycho croisé avec Les Yeux sans visage ; les méconnus, voire invisibles, There’s Always Vanilla (1971, comédie romantique à éviter, dixit l’auteur), La Nuit des fous vivants (1973, on applaudit le distributeur racoleur qui rebaptisa ainsi The Crazies, histoire de contamination chimique épidémique), Knightriders (1981, où des motards soixante-huitards se croient à Camelot) ; vos apparitions (physique ou vocale) dans Le Silence des agneaux et Call of Duty: Black Ops (les jeux vidéo vous adresseront moult clins d’œil et hommages) ; la signature d’un rarissime ouvrage classé en littérature jeunesse (!), intitulé chez nous Le Petit Monde d'Humongo Dongo (l’évolution darwinienne à la sauce Saint-Exupéry ? On demande à lire illico !) ; les études françaises d’exégètes nommés Jean-Baptiste Thoret ou Julien Sévéon (n’oublions pas un riche numéro spécial de Mad Movies, émérite magazine « spécialisé » que l’on ne regrette pas de ne plus lire) – le CV ne manque pas d’intérêt, on laissera cependant à d’autres la notice biographique (et nécrologique, causée par un cancer du poumon) détaillée.



Homme grand et souriant, modeste et discret, George Andrew Romero connut trois mariages, deux divorces et devint le père de trois enfants ; il admirait certains titres de Compton Bennett & Andrew Marton, de Richard Brooks, Michael Curtiz, John Ford (il nous quitta en écoutant la BO de L’Homme tranquille, Irlande mentale et sentimentale mise en musique par Victor Young), Howard Hawks, Alfred Hitchcock (un bémol pour son aspect supposé mécanique), Stanley Kubrick, Roman Polanski, Orson Welles, Fred Zinnemann et surtout Michael Powell & Emeric Pressburger, ces Archers auquel on doit le sublime diptyque Les Chaussons rouges et Les Contes d’Hoffmann, de quoi faire naître une vocation de cinéaste, au temps où l’on devait louer des copies 16 mm afin de visionner ces métrages chez soi, quitte alors à croiser, seulement et rien de plus, dommage, un certain Martin Scorsese dans le même cas et pourtant atteint d’une cinéphilie encore plus classique et fanatique. Gardons-nous de revenir ici sur la dimension sociétale de la filmographie, largement commentée en nos contrées : oui, Romero réalisait des films politiques et humoristiques, des satires, par conséquent, il se préoccupa également de « minorités » (couleur de pellicule, couleur de peau), de « femmes au foyer désespérées », d’écologie, de mythologie (et de religion), de consumérisme, de communautarisme, de culture dite populaire, de « complexe militaro-industriel », de handicap, de capitalisme, de « lutte des classes », de sociologie, d’altermondialisme en précurseur et non en suiveur, en observateur et non en prêcheur. Cela ne l’empêcha pas de ne jamais se prendre pour un arrogant maître à penser, un gourou pour geek ou un totem pour tribu numérique.

Artiste américain par excellence, il parvint, à l’instar de John Carpenter ou Wes Craven, à nous rendre proche son pays et son folklore, il se permit de critiquer autant que de louanger, il se soucia de délivrer, avec ses moyens, réduits, avec ses ambitions, adultes, un cinéma de divertissement(s) intelligent, conscient de ses impératifs (économiques) et de ses puissances (métaphoriques). Romero, à repenser aujourd’hui à ses travaux, avec tristesse et reconnaissance, donna à voir d’une manière remarquable, curieusement optimiste – après tout, pour paraphraser Stanley, les films de fantômes (ou de zombies) nous rassurent (un peu) sur l’avenir après le grand sommeil à la Chandler, à l’Overlook en particulier –, le meilleur et le pire de ses compatriotes, l’autoportrait sans pitié, non dépourvu de grandeur, des tares et du désastre valant évidemment au-delà de la carte des USA, capable d’être sans souci élargi à une vaste partie des mœurs et des terreurs du monde occidental (qui n’équivaut pas à la planète, loin s’en faut). Pareillement, il convient de ne point cantonner son univers à l’horreur, de l’inscrire dans un contexte cinématographique et social précis : La Nuit des morts-vivants, qui résonne (et se démarque de) avec le Carnival of Souls (1962) de Herk Harvey, référence admirée, cristallise (ou couronne) l’émergence d’une forme nouvelle, agressive, décentralisée, paupérisée, lucrative (sauf pour les créateurs concernés, la faute à un défaut de copyright, délectable moralité au territoire du dollar), influencée par la petite lucarne et les atrocités martiales retransmises en direct, par un état d’esprit national et réduit (pour aller très vite, la contre-culture dans l’écume hardcore de La Fureur de vivre), Season of the Witch dialogue avec Cassavetes et le féminisme de la décennie 70, Zombie reprend le décor final des Femmes de Stepford et fait du supermarché (lieu contemporain de clients « zombifiés ») la scène eschatologique, primitive (double sens), capitale, terminale, d’un jeu de massacre collectif paraissant solder les anxiétés, les procès, les enquêtes suspectes du ciné US des années 70, empreint de paranoïa prolixe et de soupçon (envers les institutions) à la Nathalie Sarraute.



Le Jour des morts-vivants et Land of the Dead cartographient quant à eux les effets réellement catastrophiques des administrations Reagan et Bush, demeurent à présent en documents enragés, énergiques, comiques et mélancoliques sur ce passé prégnant. Pour tous ces trésors avérés, à découvrir ou redécouvrir, pour l’acuité, l’intensité de ces fables exemptes de cynisme, de défaitisme – on y dépeint la violence, la stupidité, la lâcheté, la solitude en parallèle avec la tendresse, l’habileté, le courage, la solidarité –, pour une weltanschauung singulière, en aucun cas mortifère (un comble et un miracle, au vu de la thématique coercitive-émancipatrice), celle d’un vrai réalisateur (milieu pollué de paresseux, d’usurpateurs, déplorait déjà un Orson Welles) qui ne fit pas des films pour manger – bien qu’il en vécut, qu’il leur dut son pain quotidien – mais préféra filmer des récits épiques et intimistes où l’on se mangeait entre soi (extension-exagération de la gastronomie sadienne de La Grande Bouffe), où l’on risquait de se faire mordre à mort par un ancien voisin, un parent, une enfant, où l’on crevait de confort et d’abondance, de rôles sexués et de vieille superstition de déraison, où l’on s’amusait des trépassés revenus hanter les vivants navrants, où un singe malin (au féminin) tombait amoureux d’un paraplégique, exauçait ses pensées homicides, où un écrivain se voyait sommé d’affronter sa sombre moitié, ennemi plus redoutable que la page blanche, j’aimerais simplement vous remercier, George A. Romero, car je vous dois, comme beaucoup d’autres cinéphiles de ma génération, élevés à la salle, au téléviseur, à la vidéo (inoubliables jaquettes concoctées par René Chateau), une part fondatrice de mon éducation scopique.



Apprendre à regarder, apprendre à comprendre, l’intériorité des esprits, l’extériorité des environnements, le cinéma, pour moi, en tout cas, sert (essentiellement) à cela ; vous identifiez ipso facto un art, une personnalité, une vision du monde dans lesquels je me retrouve, je m’inquiète, je me ravis (de sa beauté, de sa plénitude contrastée). Votre mort, entourée de vos proches, femme et fille, joli luxe d’amoureux heureux ? Un simple accident (de parcours) de la vie, qui continue, va, qui continuera sans vous et moi, et toi qui me lis, lecteur complice aussi défiguré, immaculé, que le businessman revanchard de Bruiser, qui donnera envie d’écrire sur vos films aux futurs amateurs de frayeurs, de rictus, de suggestion, d’imagination et de contestation. Faisons court et faisons fi des formules : merci du fond du cœur (arraché, avalé) et bravo (pour vos anti-héros, pour vos contes moraux, pas ceux d’Éric, presque homonyme, quoique), cher George Romero. 

                       

Commentaires


  1. "Artiste américain par excellence, "
    en effet au vu de la filmographie et comme très bien documenté dans votre billet en forme d'éloge.
    Comme un écho lointain... : The True American, A Folk Fable by Van Peebles, Melvin, 1932-
    https://archive.org/details/trueamericanfolk00vanp/page/n223/mode/2up
    Un Américain en enfer. un livre de Melvin Van Peebles, surtout connu comme acteur, scénariste et réalisateur.
    "Satire sociale féroce sous la forme d'une farce burlesque, d'un réalisme cru et virulent, Un Américain en enfer s'attaque avec un humour frontal et décapant, au-delà de la seule ségrégation raciale, à l'essence même du « rêve américain ». Paru aux États-Unis en 1976 (et prépublié dans le magazine Playboy d'Hugh Hefner), ce roman majeur de Melvin Van Peebles laisse éclater toute sa verve et sa lucidité caustique).
    https://actualitte.com/article/9417/avant-parutions/un-americain-en-enfer-chef-d-oeuvre-meconnu-de-melvin-van-peebles

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    1. Miss Jones ressuscitait aussi...
      https://lemiroirdesfantomes.blogspot.com/2018/05/flesh-for-beast-pornographie-horreur_16.html
      Ellis (Island) :
      https://lemiroirdesfantomes.blogspot.com/2016/10/arteres-souterraines-underworld-usa.html

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