Les Amours d’Astrée et de Céladon : Tais-toi quand tu parles


Suite à son visionnage sur le site d’ARTE, retour sur le titre d’Éric Rohmer.


J’aime bien le cinéma d’Éric Rohmer ; mettez cela sur le compte de ma formation littéraire. Pas seulement : j’aime son indépendance économique et esthétique, j’aime sa manière de tresser l’artificialité à la sensorialité, sinon à la sensualité, d’obtenir des instants de vérité assez proches et cependant bien différenciés de l’univers de Pialat ou de la préhistoire des Lumière, de faire naître au fil du métrage, passé les secondes ou minutes d’acclimatation, une réelle émotion, qui culmine souvent via des codas sous forme d’acmés. Parmi sa filmographie, j’aime Ma nuit chez Maud, Le Genou de Claire, Pauline à la plage, Le Rayon vert, car je me souviens peu de Perceval le Gallois, des Nuits de la pleine lune, d’un ou deux Contes des quatre saisons croisés de-ci de-là, disons entrevus. Comme écrit précédemment ici même, Rohmer, pour moi, rime jusqu’à un certain point avec Mankiewicz ou Cronenberg, autres cinéastes de la parole, des apparences, des rapports entre les sexes, davantage, d’ailleurs, qu’avec Pagnol ou Guitry (j’admire, je vous l’assure, Naïs et Le Roman d’un tricheur) : pas de théâtralité (même transcendée), pas de tragédie, pas de galanterie, pas de soleil impitoyable ni d’appartement feutré – le territoire rohmérien se caractérise, à mes yeux du moins, par sa légèreté, sa saveur aérienne, presque éthérée, par sa grâce et sa joie traversée de tristesses dépourvues de gravité. Voici un cinéma qui parle et respire, qui parle comme il respire mais ne ment jamais, ne prend à aucun moment ses personnages pour des pantins atteints de logorrhée. Le cynisme, le sirupeux, le ciné so chic de chambre à coucher d’arrondissement parisien, Rohmer, Dieu merci, merci à lui, laissa cela à d’autres, épris de grand air, d’intérieurs aérés, de silhouettes sincères lestées d’une chair verbale, contradiction aimablement et joliment résolue tout au long d’une carrière exemplaire par son unité, sa diversité, son autonomie et sa modestie.


Il convient, il conviendrait, de prendre tous ces films, indépendamment de leur valeur particulière, pour un ensemble singulier très français, un corpus musical adepte du thème, des variations, du même et polymorphe je t’aime illuminé ou assombri selon la saison, une collection de collections rétive à l’étiquette de produit culturel amidonné, guindé, inanimé. Chez Rohmer, on parle et on aime, certes, on le fait pourtant sans se soucier des adoubements critiques ou institutionnels. Il s’agit d’un cinéma tourné vers et avec la vie, d’un cinéma de jeunesse vacciné contre le jeunisme, d’un cinéma de cinéphile attiré par les textes, les siens et ceux d’autrui. Cinéma fragile, cinéma hélas classé d’art et d’essai, cinéma autosuffisant, autofinancé, même si la TV, publique ou privée, sut l’étayer, voire le diffuser – rien de déplaisant, au contraire, quand bien même ma supposée nature me porte vers des terrains radicalement différents. De nature et de terre rurale, cet ultime film s’en nourrit, les donne à voir dans une somptuosité sereine, une abondance autarcique. Le monde malheureux des hommes contemporains, urbains et dénués d’urbanité, Rohmer paraît l’avoir définitivement conjuré, au moyen de l’adaptation du pavé d’Urfé, naguère approché, au siècle dernier, par votre serviteur au lycée. L’argument majeur de ce roman matriciel, volumineux, à succès, en France et en Europe, déjà la transposition d’une Gaule rêvée, prétexte de contexte à une méditation ludique et idyllique, au double sens du terme, sur la fidélité, pratique la mise en abyme baroque, principalement picturale, annonce les jeux identitaires et spectaculaires du siècle suivant, dix-huitième entiché de masques, d’androgynie, de révolutions intimes et collectives, rappelez-vous Beaumarchais, son mariage de Figaro futile et vertigineux, le tout évidemment surplombé par le « bloc d’abîme » sadien, dirait avec justesse Annie Le Brun, (dés)astre obscur à faire frémir la pure Astrée, dont la lumière noire n’en finit pas de nous éclairer sur les mille et une atrocités/idiosyncrasies de la modernité, depuis la comptabilité sinistre d’Auschwitz jusqu’à l’épuisante prolifération du X en ligne (pas de comparaison, pas d’analogie).


Urfé philosophe aussi, avant lui, il entrelace idem les registres de discours, mais fi de foutrerie, de sévices conçus en exercices, en réalisations, pasoliniennes ou non, du pire désir (on peut fantasmer, regretter que Rohmer évita de se risquer à la prose obsédante du marquis tout sauf divin, arrêtons, je vous prie, avec ces conneries de surréalistes embourgeoisés, lecteurs d’une seule main, s’amusait Rousseau lors des premières pages de ses Confessions). Dans un cadre édénique (exit le Forez soi-disant « défiguré »), purement pastoral (l’adaptateur s’avère sculpteur), un couple fait l’expérience de la foi, de la trahison, de l’illusion (Corneille en embuscade), du désenchantement, avant de se retrouver au-dessus de tous les artifices tragi-comiques (et vestimentaires) imposés par une situation initiale confite dans la parole donnée, justement (+ des parents opposés). Le berger, sous serment, faux noyé, vrai servant, ne doit revoir sa bergère, au milieu d’un monde où il figure en confortable déclassé, sous les druides, sous les chevaliers, sous le regard énamouré d’une nymphe esseulée débarrassée du moindre fantastique (elle explicite à son attention et à la nôtre sa généalogie). Céladon, pas spécialement con, romantique anachronique (le format 1.33 et le Super 16 relèvent à leur façon de l’anachronisme), amoureux d’une vraie femme et non amoureux de l’amour à la Tristan, à la Scottie Ferguson de Sueurs froides, héros de fatum finalement peu catholiques – notez la discrète, surprenante et cohérente apologie du monothéisme, du christianisme réinventé, dans le sillage d’une unicité de cœur et de corps –, prompts à l’obsession, à la traîtrise, au conditionnement, à l’étouffement et à la mort volontaire, amants d’une image, d’un simulacre, d’une projection narcissique plutôt qu’altruiste (l’amateur de cinéma connaît tout cela sur le bout des doigts et de la rétine, petit fasciste soft et démiurge d’impuissance, de connivence avec la complicité climatisée des salles tombales), Céladon, donc, se tient en retrait, s’émancipe du château accueillant de son rétablissement, prison soyeuse aux allures de gynécée.


Il trouve une amie, une « sœur », la remercie-t-il, il dégote une hutte forestière et même une tonnelle de culte à ériger en remède à l’oisiveté, à sa souffrance sentimentale ressassée, chantée. L’oncle de la brunette maternelle – elle lui apporte des provisions, elle le déguise en fille pour la première fois – lui donne ainsi l’occasion de louer Astrée par le biais de l’art, son portrait en pied (en réalité une photographie !) accompagné de vers à l’entrée du sanctuaire. L’homme âgé perçoit dans le fin visage du jeune homme le filigrane de celui de sa fille au loin. Rohmer présente par conséquent plusieurs formes d’amour, sentimental, amical, paternel, il tient à distance l’éros afin de mieux dépeindre l’agapè, en écho aux travaux de Denis de Rougemont consacrés à L’Amour et l’Occident. L’érotisme reviendra, à l’aube, quand Astrée endormie laissera voir la nudité laiteuse de sa jambe et de l’intérieur de sa cuisse – plus tard surviendra le sein innocent – au ressuscité sidéré par tant de beauté, souhaitant, voyeur absolu, que tout son corps se couvre aussitôt d’yeux pour mieux la dévorer doucement du regard, dans un silence à peine troublé par la faune permanente hors-champ (les oiseaux accompagnent en continu ce saint charnel qui ne se prénomme pas François, qui ne réside pas à Assise). Après Claire et son genou fascinant Jean-Claude Brialy, voilà un nouveau blason poétique et priapique en appel à se montrer, à converser avec l’élue déçue qui se crut trompée, tant le spectacle de l’infidélité peut sembler crédible, vu de loin, en compagnie d’un mauvais génie. On le voit, Rohmer fait du cinéma, il met en scène une fable scopique, il recourt aux intertitres du muet, à la voix off d’un commentateur (Alain Libolt, autrefois étranglé par Melville pour L’Armée des ombres), il fait « traiter » la voix d’Andy Gillet (le Lucien du Cosmos de Żuławski) par… l’IRCAM, diantre !


Tous ces procédés, ironiques et réflexifs, constituent comme une sorte d’exosquelette apposé sur le film parlé (et non plus en-chanté à la Demy, même si l’auteur se permet un clip mémoriel, sourire caméra de la rayonnante Stéphanie Crayencour inclus), tandis qu’à l’intérieur du cadre dédoublé, triplé, celui de la caméra, celui de la forêt, celui du château, les corps, les arbres, supports de poésie au couteau, les rivières, les oiseaux, le soleil, la nuit, les pierres des murs, du sol, les tableaux mythologiques commentés, parlent leur propre langage, nous parlent d’une réalité ontologique, théorise Bazin, d’un réel tangible sous la patine vive de dialogues ultra écrits, déclamés avec un ton naturel jamais en défaut. Rohmer ne s’intéresse pas au réalisme, moins encore au naturalisme, parce qu’il sait pouvoir atteindre une vérité plus grande et profonde (le druide évoque à Céladon la « profondité » des mystères de sa religion) que ces conventions désormais la norme au cinéma, français autant qu’international, blockbuster ou film d’auteur, victoire a priori définitive d’une figuration immensément réductrice. Notre cinéaste veut filmer l’invisible, l’amour, c’est-à-dire les preuves de l’amour, si l’on se souvient de Pierre Reverdy ou de Cocteau. Céladon et Astrée, Roméo & Juliette en goguette, in fine, in extremis, finiront par se toucher, par s’embrasser, et tant pis si cela offusque Léonide (souple Cécile Cassel), si ceci ne s’accorde point, ne fait pas tout à fait raccord, histoire d’utiliser le lexique cinématographique, avec les caresses habituelles des filles entre elles, souligne avec malice le commentaire peu suspect d’expertise saphique. Le film ne peut aller par-delà cette épiphanie chérie, ce pardon express, ce commandement-exhortation à vivre, à aimer à visage découvert, tous les faux-semblants enterrés dans l’oubli, dans le bonheur à deux, comme au premier matin du monde (la scène se passe logiquement au réveil, espace temporel d’éveil, de lucidité, de fuite hors des songes déraisonnables de la jalousie impulsive, de la culpabilité rétrospective, artifices stériles à la limite du sado-masochisme).


« Vis ! » exulte Astrée à Céladon, et ce tendre cri, cet ordre auquel on se soumet bien volontiers face à elle, face au film, il faut l’entendre dans toute la résonance et l’élégance d’un dernier mot, du dernier plan avant le générique de fin et le final cut du caveau, même vide, à l’instar de ceux réservés aux absents, aux dépouilles évanouies. Éric Rohmer nous quitte avec le sourire, avec une recommandation à la persistance, rétinienne et existentielle, moins directive et intéressée que le testament lapidaire, un brin autoritaire, de Maïakovski mort de sa main : « Soyez heureux ». Le bonheur, contrairement à moi, Rohmer y croyait, en se gardant de l’imposer, de le décréter, pire, de le formater puis de le vendre, commerce minable aujourd’hui généralisé, surtout au cinéma, au travers de tous les nauséeux feel good movies. Le bonheur, il faut y croire, le rechercher, pas n’importe comment, pas à n’importe quel prix. Le cinéma d’Éric Rohmer, pour un œil extérieur, inattentif, pourrait passer pour un interminable marivaudage inoffensif et bavard – ne croyez pas les racontars, les approximations, les louanges hors de proportion : ce cinéma-là, et Les Amours d’Astrée et de Céladon le synthétise à merveille, participe d’un émerveillement modeste, climatique, lyrique dans sa retenue classique, vibre et charme par sa capacité à saisir (et non capturer) la durée, les êtres et les choses, à inscrire un récit simple et abstrait, dramaturgique et impressionniste, dans une forme audiovisuelle sans laquelle il n’existerait pas, pas comme ça, en tout cas. Ni livre filmé ni bluette décérébrée, dédié à Pierre Zucca, photographe de plateau pour Franju, Rivette, Hitchcock, Truffaut, Malle ou Eustache et auteur d’un scénario originel, orphelin, Les Amours d’Astrée et de Céladon vaut aussi par la somme des énergies devinées à la périphérie, identifiées par le générique de fin épuré.


Welles l’avouerait le premier, n’en déplaise à la calamiteuse Pauline Kael, qui crut nécessaire de lui contester la paternité de Citizen Kane au profit du scénariste Herman J. Mankiewicz, le frère de Joseph L., boucle bouclée, allez, nul cinéaste ne fait un film tout seul, y compris celui qui cumulerait les postes essentiels de la direction de la photographie, de la musique et du montage. L’œuvre doit ainsi beaucoup à tous ceux qui y contribuèrent, notamment à la chef opératrice Diane Baratier, au compositeur Jean-Louis Valero et à la monteuse Mary Stephen (fondus enchaînés graciles), sans omettre, bien sûr, la troupe autour des deux acteurs-protagonistes précités, amants charmants, immédiatement mémorables dans leur fraîcheur, leur spontanéité, leur talent, leur engagement : pas de message à délivrer, pas de prêt-à-penser à tricoter, juste jouer juste, se donner corps et âme le temps de la prise, avoir une bonne mémoire et une bonne diction, être aussi clair que le regard du vieillard bienveillant, juvénile, derrière l’objectif ou à côté, on ne demande pas plus et pas moins à de vrais artistes, qui, paraphrasons Godard, ne font pas du cinéma politique mais font politiquement du cinéma. On se contentera de mentionner Véronique Reymond en altière et primesautière Galatée/Circé, Marie Rivière pour un caméo muet en mère de Céladon, feu Jocelyn Quivrin en géomètre de l’amour, Serge Renko (Tourgueniev dans La Note bleue) en religieux généreux ou Rodolphe Pauly, familier de Chabrol et Mocky, en inconstant hilare et respectueux. Apparemment, la co-production franco-italo-espagnole ne trouva pas son public, dommage, vraiment, et néanmoins anodin, anecdotique, puisqu’elle conserve intactes, une dizaine d’années après sa sortie, ses puissances lumineuses et joyeuses.


Ce soir, dans la plupart des villes de l’Hexagone, des feux d’artifice perceront le ciel nocturne, fête calendaire un peu forcée, commémorative et colorée, queue de comète de « l’identité nationale » en crise et en crainte devant l’avenir toujours incertain, le présent souvent désolant, le passé parfois lourd à digérer. On peut alors raisonnablement et rationnellement célébrer ce cinéma des sentiments, de l’existant, cette illustration de saison d’une « francité » sans doute guère représentative du pays aujourd’hui, au niveau de la sociologie, de la psyché, de l’industrie du « septième art », et malgré tout accessible, sensible, intelligente et amusante, sensuelle et plurielle, artisanale et internationale – le cinéma d’Éric Rohmer, je l’aime bien également pour les raisons supra, ou celles qui vous agréeront, qu’il vous prenne l’envie de partir à l’assaut de mille Bastille ou de danser au bal, ici et maintenant, au miroir de l’écran, avec celle/celui que vous aimez, qui sait vous aimer en retour.


En bonus, le réalisateur, fan notoire de Murnau et Hitchcock, s’exprime judicieusement et adresse un salut graphique à Fritz Lang.
                

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