The Pleasure Garden : Showgirls


Comment commencer ? Au music-hall, à bonne école…


Noter les « thèmes », souligner les « obsessions » – laissons à d’autres, que le ridicule critique ne tue pas (escalier en contre-plongée = Sueurs froides of course, au secours !), hélas, ces conneries auteuristes et psychanalytiques (ah, s’astiquer à l’aise via l’épée phallique à travers la porte ajourée) : il convient de visionner, apprécier puis écrire sur The Pleasure Garden sans penser à ce qui vient après, de se circonscrire au film en soi, à son ontologie jolie. Car il s’agit du tout premier métrage d’Alfred Hitchcock, avant qu’il ne devienne « Alfred Hitchcock » – une signature, une marque, une institution, un Artiste, un totem. Hitch, alors âgé de vingt-six ans, accepte la proposition du producteur Michael Balcon (il estimera le résultat assez américain) ; adieu les cartons, les intertitres, bonjour les péripéties relatives (dont un problème menstruel) du tournage en Allemagne et en Italie, l’apprentissage sur le set et une sortie retardée afin de profiter des entrées de The Lodger, article enfin homologué, y compris par le principal intéressé, du canon hitchcockien, amen. Flanqué du scénariste Eliot Stannard – huit collaborations au compteur, quand même –, d’Alma Reville, pas encore mariée-rebaptisée, en assistante, de la star de l’époque Virginia Valli, notre débutant de talent signe, messieurs, mesdames, un mélodrame heureux, une fable morale qui finit bien, un film modeste qui respire et inspire. Adapté d’un roman à succès signé sous pseudonyme viril par Marguerite Florence Laura Jarvis, The Pleasure Garden nous narre les mésaventures de deux chorus girls londoniennes, Jill & Patsy, de leurs fiancé/mari respectifs, Hugh + Levet (Miles Mander, de retour dans Meurtre et revu dans To Be or Not to Be de Lubitsch).


Le spectateur contemporain, dessillé par des décennies de comédie romantique – en voici d’ailleurs une, à sa façon criminelle –, se doute bien que tout ceci va aller de mal en pis, que la fille de la campagne (elle s’occupait d’une vieillarde) va s’avérer une arriviste, une traîtresse, que son accueillante amie, pensionnaire paupérisée, va vite déchanter une fois légalement liée au colon à la con spécialisé dans le commerce de plantations, accessoirement profiteur-niqueur d’indigène et ivrogne improvisant la noyade de sa propre Pocahontas, avant que le destin ne s’en mêle, que la justice (expéditive, à main armée) n’advienne, que le bonheur domestique des survivants désormais amants (baiser maladif et complice de malentendu) ne règne en coda, voilà. Une évocation du milieu de la scène ? Allez plutôt danser sur Les Chaussons Rouges. Un thriller politique à résonance tiers-mondiste ? En 1925, l’Empire britannique ne sait pas épeler le nom de Gandhi. Une œuvre matricielle déjà pourvue du reste à venir, à développer ? Renvoyons vers Citizen Kane, disons. Non, si l’on devait rapprocher The Pleasure Garden d’un autre titre – et rien, absolument rien, ne nous y oblige, ni la culture, ni la mémoire, ni le culte franco-français de l’auteur, ni la paresse crasse des commentateurs –, on pencherait vers Le Narcisse noir, similaire et suprême parabole d’Albion sur les pulsions de la supposée civilisation (occidentale, européenne, toujours victorienne) à l’air libre dans une jungle davantage métaphorique qu’exotique. Patsy, brave brunette portant perruque blonde à la Mae West, se lamente pour Jill, sa consœur de danseuse pas prêteuse, au cœur aussi sombre que sa chevelure (pragmatisme cynique en réponse à la « domination masculine » névrotique, corrigent quelques féministes).


La provinciale se faisant dérober sa lettre d’introduction, de recommandation, par un pickpocket inconnu de Robert Bresson (voire l’inverse), s’accommode fissa à sa nouvelle vie, aux victuailles d’Ivan, prince d’opérette, aux robes de Hamilton, taulier autant qu’hôte. Elle possède en elle quelque chose (de Tennessee assure Johnny) des Chercheuses d’or de 1933 selon Busby Berkeley en duo avec Mervyn LeRoy, elle sait se servir de son talent, de sa beauté, de l’hospitalité d’autrui, et tant pis pour les serments, les promesses, les attentes à l’étranger. Au contraire, la locataire terre-à-terre, généreuse, amoureuse par imitation, par solitude, par habitude – mauvais débuts –, n’épouse pas une trajectoire de star, elle se contente d’épouser un type fumeur de pipe sur lequel aboie aussitôt son clébard clairvoyant, lécheur de pieds nus de prieuse pas si catholique (honneur d’une faveur, il obtiendra l’ultime image, il se verra félicité, dixit la dernière réplique, d’avoir tout su, tout compris avant la compagnie). Hitchcock pratique l’alternance des récits, des biographies, il pratique itou le montage alterné, la caméra fixe et non statique (exception d’un travelling descriptif sur une foule assise en costume, ravie ou endormie), la rythmique des échelles de plan et des enchaînements, par exemple un mouchoir de départ fondu avec une menotte de retrouvailles, le hors-champ amusant (ou frustrant) pendant un déshabillage suggestif, littéralement, entre filles ensuite au lit (cela traumatisa un certain François T.).


Film frais, film léger, film soigné, jamais touristique (au lac de Côme, Hitchcock n’en fait pas des tonnes) ou théâtral (malgré le nombre des dialogues), ce jardin des plaisirs, dénomination de la salle de spectacle à la connotation religieuse et sexuelle (un éden en huis clos, où mater les poupées plus ou moins respectables), arbore des jeux optiques méta – flou et mise au point rapprochée du regard mécanisé d’un vieil admirateur, surimpression du spectre de la vahiné, ectoplasme de la culpabilité de son meurtrier aviné –, assortis d’un clin d’œil sonore (casque radio du proprio), qui connaîtront une ampleur majeure dans les méconnus et pourtant pareillement réussis Le Masque de cuir (1927) et À l’américaine (1928). Alfred, peu importe ses déclarations envers les acteurs, son discours de créateur de formes à la limite de l’hypnotisme, ne filma à aucun moment, ni ici et maintenant, des pantins de parchemin, des silhouettes abstraites, merci aux comédiens (et comédiennes, évidemment) impliqués, merci au souci d’explorer son intériorité au miroir de l’écran. Son opus liminaire brille ainsi, presque cent ans après son surgissement, d’une vitalité, d’une intensité intactes, bien que mesurées, à contextualiser. On sait l’influence de l’expressionnisme sur le style du cinéaste (le directeur de la photographie Gaetano di Ventimiglia se transformera en Karl Freund sur The Lodger), on connaît l’importance du « langage » du cinéma muet dans ses films parlants ; tout cela, cependant, apparaîtra plus tard – pour l’instant, le jeune Alfred ne se prend pas pour Griffith (même celui du Lys brisé), pour Murnau (admiré, rencontré), pour Lang (surtout Les Espions), poètes-géomètres à l’intimisme épique. Il réalise son film du mieux qu’il peut, allègre et sincère, enthousiasmé, in fine désargenté.


En parlerait-on, aujourd’hui, un nom différent apposé au générique ? Probablement pas, pas en tant que document charmant, en tout cas, et l’on peut le regretter, l’on pourrait passer à côté d’un film d’une courte et juste durée – soixante minutes dans le montage du collectionneur Raymond Rohauer, puis une heure trente dans la restauration-prolongation du BFI, cette version de surcroît spécialement mise en musique à ne pas confondre avec un quelconque final cut, dogme funèbre de la modernité monnayée –, d’un essai abouti, certes guère renversant, nonobstant, en rien déshonorant. Gardons-nous de trop analyser, d’intellectualiser notre plaisir, de justifier notre immédiate sympathie expérimentée en blind test : The Pleasure Garden, avec sa valeur mineure, avec son entrain certain, continue à séduire, à s’acquérir en DVD (collection roborative à l’enseigne du maître, et pas seulement du suspense, please), à s’offrir comme une seconde jeunesse aux yeux du cinéphile dénicheur, puisqu’il sait conserver la sienne, peu gêné par les imperfections d’usage de la copie 16 mm retenue. Les fans d’Alfred – dont votre serviteur, vous le devinez – découvriront une pièce rare, aérée, unique, de l’édifice du British universel (et bientôt assermenté par Universal), une pièce agréable et attachante (portrait des logeurs populaires au grand cœur) du puzzle personnel ; les néophytes, les curieux, les candides, apprécieront sans doute, sans préjugés, un divertissement drolatique et graphique, une histoire dédoublée d’amour et d’amitié, une petite pépite ludique, humble, gentiment violente et continûment tendre. Hitchcock, vous dites ? Un patronyme à retenir, definitely.


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