Dommage qu’elle soit une putain


Elle boit, elle fume, elle drague et en plus elle cause.


When you prostitute yourself, you have to get paid for it.

Marlene Dietrich

Je suis une actrice. Je suis une prostituée. Je n’existe que par le regard et le désir d’un tiers. Je n’existe jamais par ni pour moi-même. Je me fuis sans cesse. Je ne cesse d’endosser de fausses identités. Je vis ma vie comme un rêve éveillé. Je m’éveille au moteur de la caméra. Je traverse des univers en pure passagère. J’évite les miroirs sinon ceux qui m’admirent. J’entends les compliments et je m’en accommode à la manière d’une drogue. Je suis incapable de rester allongée seule sur un lit. J’exige d’être divertie de mon néant. Je me hisse à chaque plan vers le firmament. Je pouvais naguère être enfouie en terre commune. Je sais désormais arpenter les tapis rouges. Je ne parle pas d’argent mais je connais le chômage. Je sais les heures insupportables où le téléphone se tait. Je connais les nuits blanches autant que les arriérés de loyer. Je me brosse les dents et j’arbore un visage souriant. Je marche peu. Je parle rarement. Je protège mon mystère. Je ne voudrais pas lasser. Je ne fais pas de politique. Je ne joue pas pour le fric. Je cherche à combler par procuration ce vide au creux de mon âme. Je peux fondre en larmes pour un rien. Je résiste mieux que l’airain. Je me brise tel un vase. Je me défile mieux qu’une anguille. Je déploie ma technique de cinéma. Je me promène sur scène. Je vaux bien une comédienne. Je brille dans l’obscurité. J’émerge des ténèbres qui enfantent mon silence. Je n’enfante pas. Je ne me marie pas. Je pratique la religion de l’illusion. Je m’installe en vestale. Je sers un dieu cyclopéen. J’arrive à me tirer de chaque pétrin. Je ne fais pas de l’art. J’exerce un métier. J’aime l’amateurisme professionnel de ma drôle de profession. Je comprends qu’il faut recommencer à chaque fois.

Je n’ignore pas le trac. Je ne me souviens pas toujours de mes lignes. Je suis les consignes masculines. Je me positionne d’après les traces au sol. Je fais attention à ne pas me prendre les pieds dans les rails invisibles du travelling. Je sais aussi lire un scénario. Je repère aussitôt le rôle qui m’attend et déjà m’appartient. Je me bats contre la concurrence. Je fais des essais humiliants et sans fin. J’attends mon tour dans les couloirs. J’attends que l’on veuille bien me recevoir. Je voudrais tant donner l’envie de me revoir. Je doute en permanence et mes certitudes se limitent à l’évidence de mon talent. Je ne sais ni ne veux rien faire d’autre. Je naquis pour ceci. Je vibre ici et pas ailleurs. Je ne brûle pas ainsi loin de l’objectif. Je redeviens anonyme. Je me dissous loin de vous. Je me lève et le réel me pèse à chaque pas. J’acquiers enfin une forme de légèreté quand je suis cadrée. Je suis de celles qui trouvent le bonheur dans l’esclavage. Je suis la reine des mirages. Je mène dans l’éternel été tout mon petit monde par le bout du nez. Je possède un fauteuil en toile à mon nom. Je dispose d’une caravane où me retirer à la pause-déjeuner. Je m’entends bien avec les équipes. Je ne mésestime aucun poste. J’envisage mes camarades de mascarade avec amusement et indulgence. Je partage leurs affres et leurs enfantillages. Je ne me place pas au-dessus d’eux. J’assure le service après-vente du produit fini. Je paie de ma personne. J’exerce mon droit à l’image. Je respecte les termes du contrat. Je ne dis du mal de personne et surtout pas de ceux qui m’empoisonnent. Je continue ma route à mon rythme. J’accompagne les projets et j’enterre les films avortés. Je ne fréquente pas les écoles d’art dramatique et je ne lis pas les articles que l’on écrit sur moi.

Je ne refuse pas les caresses. Je sais me passer d’un baiser. Je lutte contre le temps. Je combats avec douceur ma ruine promise. Je m’obstine à persister. Je souhaite méconnaître l’oubli du hors-champ. Je me glisse dans mon costume à l’instar d’une armure. Je troque mon studio contre la vraie maison du studio. Je m’épanouis dans l’américaine nuit. Je respire l’odeur chaude des projecteurs. Je me mets à nu dans la peau d’une autre. J’écris ma biographie aux allures de pornographie. Je me dévoile à la vitesse des prises. Je me méprise pour ma puérilité. Je m’épuise dans mon insécurité. Je m’approprie des parcours. Je feins la sincérité. Je m’égare sur les tournages car j’espère ne pas m’y retrouver. Je laisse à autrui la vraie vie. Je m’exprime avec les mots des autres. Je parle une langue d’obéissance et d’arrogance. Je ne crois pas à la chance. Je respecte le travail. Je considère la fin d’une production comme un genre de funérailles. J’utilise mon cher agent à la façon d’un écran. Je me sers de lui pour me protéger. Je lui verse une partie de mes revenus pour me représenter. Je souris à cette représentation dédoublée. Je me demande parfois si je ne suis pas en train de jouer mon propre rôle. Je m’autorise avec un frisson à frôler la folie. Je n’écoute que mon cœur et quelquefois mes amis. Je suis seule de naissance et de circonstance. Je mourrai peut-être entourée. Je tends vers l’immortalité. Je ne m’en cache pas. Je crois à cela. Je me projette dans l’avenir en comète contemporaine. Je m’étonne d’être sereine et je savoure mes amours. J’attise le feu glacé de ma destinée. Je me redresse à la hauteur de mon personnage. Je lui cède ma chair. Je le nourris de ma colère. Je lui octroie ma voix et mon vagin. Je dialogue avec les fantômes.


Je cours sur une route nocturne. J’explore mon esprit illimité. Je saurai bien aller jusqu’au bout de l’histoire puis revenir en arrière à la guise d’un nouveau visionnage. Je me détache de mon âge. Je signe un pacte de sang et de renoncement au présent. Je m’aperçois en avance. Je me reconnais dans quelques années. Je me doute du coût de ma jeunesse conservée. Je m’embaume de mon vivant dans les bandelettes de la bobine. Je renais dans la malléabilité du numérique. Je me dégrade à l’intérieur du cadre. Je donne ma mort à contempler. Je donne mon corps à ranimer. Je me délivre du passé. Je m’exonère de vos velléités. J’agis en simulant. Je vous aimerai comme jamais une femme ne sut vous aimer. Je vous guide vers la salle de projection et de réception. Je vous reçois chez moi au royaume des mortes endimanchées. Je vous survivrai. Je me dépasserai. Je transcenderai mon existence d’errances dirigées. Je ressemblerai à toutes les autres femmes et j’incarnerai cependant leur essence. Je vous ferai tomber amoureux de moi d’outre-tombe. Je hante dès aujourd’hui les consciences. Je voyage à toutes les séances. Je me métamorphose en polyglotte cosmopolite. Je change de look. Je teins mes cheveux. Je me maquille et tourne sans maquillage. J’apprécie de travailler avec une réalisatrice. Je lui accorde le droit de me rendre érotique d’une autre manière qui n’appartient qu’à elle. Je me rafraîchis à ce contact intime et chaste. Je l’observe m’observer tandis qu’elle dévie mon CV. Je pense à une page blanche. Je ne pense à rien. Je déteste la psychologie et la méthode Stanislavski. Je ne crée pas avec ma rancœur. Je n’irradie pas avec ma douleur. Je ne confonds pas la Divine et le divan.

Je veux conserver longtemps cette part de jeu sérieux. Je ne me prends pas au sérieux et moins encore au tragique. Je ne me risque au X mais j’estime ces filles davantage catins. Je ne les juge pas. Je ne les absous pas. Je me rapproche d’elles malgré ma légitimité. Je me démaquille en fin de journée. Je n’avance que masquée. Je participe à des blockbusters et à des films d’auteur. Je chérie la tragédie et la comédie. Je me souviens des années d’interdiction misogyne. Je sais d’où je viens et j’ai envie de savoir où je vais. Je suis une femme aux mille faces. Je suis une femme sans âge et sans ombre hors de l’éclairage expressif. Je m’appelle Liv et Laura Elena. Je me prénomme Naomi et Noomi. Je sévis en Suède et au soleil de la Californie. Je tutoie Ingmar ou David. Je me duplique uchronique en sept sœurs baptisées d’après les jours de la semaine. Je chronique mon intériorité via ma filmographie. Je pose pour les photographes de magazines. Je donne des interviews en ligne. Je me transfère sur tous les supports. Je me renouvelle après ma mort. Je dessine avec simplicité la tournure de mon sort. Je retourne sans broncher. Je cède les caprices à mes complices. J’écris mes caractères à l’écran avec mes intonations et mes positions. Je me fiche de la postérité. Je me défais du passé. Je répète mon texte. Je respire les prétextes. Je ne suis pas une légende. Je ne suis pas une étoile filante. Je suis une étoile morte qui continue à illuminer la salle obscure. Je maîtrise les impostures. Je m’abandonne à l’automne. Je ne redoute pas l’hiver de la renommée. Je me prépare à partir et à patienter. Je peuple ma solitude de présences imaginaires. Je ne suis pas fan de ma compagnie. Je ne prête pas attention à ma personnalité. Je m’élance vers demain et à part mon parfum je ne laisse rien.

Je m’évanouis à l’envi. Je me rends ivre de livres. Je vis la vie d’une spectatrice. Je me réinvente à chaque séquence. Je me réjouis de mes absences. Je développe mon ambivalence. Je saurai vous surprendre longtemps encore. Je ne me justifie pas une seconde. Je porte en moi tous les malheurs du merveilleux monde et je sais comment consoler les inconsolables. Je ne me fréquenterais pas. Je ne me considère pas comme quelqu’un d’extraordinaire. Je me moque du romantisme de la perdition. Je me gausse des névroses et des obsessions. Je m’emplis de huis clos et je m’élargis au grand air. Je goûte le pain et les roses. Je devine assez l’inanité de toute chose. Je cherche du sens et j’en donne un à mon destin. Je me soulève et je rechute bien avant le mot fin. Je monte moi-même mes dilemmes. Je coupe sans rancune. Je ne m’attarde pas aux rushes. Je poursuis l’infini. Je te connais mieux que ta mère. Je te blesse plus profond que ton père. Je ne vaux pas un remords. Je suis la pire des traînées. Je suis une sainte extatique au milieu de mes péchés. Je ne joue pas à la petite fille ni à la teen. Je n’ai plus aucune souvenance de mon innocence. Je triche et je pastiche. J’irrite et j’incite. Je peux arborer un charme de damnée. Je peux me déconstruire au quart de tour. Je fais tourner l’univers autour de mes détours. Je suis un astre et parfois un désastre. Je me tiens au centre de ma galaxie en rotation autour de mes excès. J’anime des mots et j’incarne des idées. Je souffle sur les braises du script et je réduis mes contrats en cendres. Je suis là et je suis d’ailleurs. Je vous rencontre à la croisée des mondes. Je me range au régime des intermittents spectaculaires. Je préfère ne pas avoir à concevoir la misère.


Je ne suis pas la plus belle ni la plus talentueuse. Je ne suis pas à plaindre et pourtant pas la plus heureuse. Je dis je mais vous devriez lire nous. Je ne sais pas rendre un acteur jaloux. Je respecte la règle du jeu et il m’arrive de ne plus jouer. Je suis une femme mélancolique aux piques enjouées. Vous me reconnaissez. Vous ne me connaissez pas. Vous m’aimez. Je ne m’aime pas. Vous allez voir mes films. Je vais voir ailleurs. Vous parlerez de moi à vos héritiers. Je ne lègue qu’une persona au bord du Pacifique. Je m’évapore. Je me rendors. Je m’interroge. Je me repose. Je soliloque. Je me tais. Je débloque. Je laisse libre cours à mon courant de pensée. Je me portraiture puis je me rature. Je dis au revoir à la gloire et je déguste le calice sans malice. Je m’abolis. Je me refais. Je me couche. Je chavire. Je déplais et j’inspire. Je me vends savamment. Je ne me brade à aucun prix. Je ne sais pas qui je suis mais je reste persuadée de la clarté de mon altérité. Je vais vous quitter ce soir. Je vous retrouverai à l’aube. Je ne m’éloigne guère. Je pense à vous. Je vous demande pourquoi pas de penser un peu à moi. Je suis une promesse et une trahison. Je suis fidèle et insaisissable. Je suis un songe et une carcasse. Je suis sincère. Je suis factice. Je suis une prostituée. Je suis une actrice. 

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