Allemagne année zéro : Allemagne, mère blafarde
Suite à son visionnage sur le site d’ARTE, retour sur le titre de Roberto
Rossellini.
À la mémoire de Jeanne Moreau
Une ville en ruines (exit le carton d’introduction), le thème
musical kolossal du frérot Renzo, la dédicace au fils disparu (d’une
appendicite), l’ouverture dans un cimetière, une pensée pour Romero, merci,
puis un cheval éventré en pleine rue, convoité par la foule affamée, dont se
souviendra le Bergman de L’Œuf du serpent : la nuance,
la subtilité, Rossellini laisse ça à d’autres, plus policés, moins documentés,
davantage respectueux des bienséance de l’image. Edmund, gamin aryen, gamin de
rien, de mère orphelin, marche dans une cité de fin du monde où l’on continue
pourtant à vivre, à voler du charbon, à rouler en camion. Il vit avec son père
malade, son frère ancien militaire suicidaire, sa sœur sur le point de se
prostituer, parmi une dizaine de personnes entassées dans un appartement
délabré à l’électricité rationnée. La guerre finie, elle se poursuit, tensions
intestines, soupçons d’espionnage, attisés par la promiscuité. L’hébergeur ne
veut pas du marché noir ; Eva ne croit pas à l’altruisme. Le soir, tous
les soirs, elle sort dans les bars-cabarets fréquentés par des Français, sur
fond de jazz, de suggestions de
mariage et de cigarettes récoltées, à échanger contre des patates. Un
pèse-personne vaut désormais deux boîtes de viande, pas plus, et tant pis pour
le gosse impuissant spolié par l’adulte en costume. L’enfant déscolarisé rencontre
son instituteur au chômage, qui lui prend le cou et lui caresse le bras d’une
manière malsaine. On croise un membre du NSDAP scandalisé d’être à présent
désigné nazi, contraint au travail obligatoire perçu en esclavage. Dans le
grand immeuble amoché, on aperçoit un type en uniforme, lui aussi caressant,
admiratif, et une gamine à l’horizontale, comme la Regan de Friedkin en pleine spider walk sur les marches rajoutées de L’Exorciste.
Le « professeur des écoles »
fait asseoir le mioche sur ses genoux, lui demande sans rire s’il apprend maintenant
la démocratie, lui refourgue un phonographe assorti d’un disque de Hitler (!),
à vendre aux Anglais et aux Américains installés à la chancellerie, en
compagnie de deux ados dégourdis. Les vainqueurs anglophones font du « tourisme
sombre » sans le savoir, périple morbide à écouter le discours éructé
résonner dans le vide, survoler en panoramique les décombres sans nombre. 200
marks empochés, seulement dix pour le coursier, et on file dans le métro faire
semblant de vendre du savon – celui des camps d’extermination, à base humaine,
bien plus tard exhumé par le David Fincher de Fight Club ?
– à une bourgeoise argentée, escroquée. La nuit, escorté par Ali Baba, on
attaque un train (possiblement rentré d’Auschwitz) de kartoffeln, attention aux
bergers, allemands, bien sûr, on se fait rouler dans les bulles, on couche à la
belle étoile et peut-être avec la fille jolie, en novice, en puceau, on rentre
au petit jour et l’on reçoit une gifle fébrile. L’impitoyable propriétaire
Rademacher souhaite le rapide trépas du paternel, plaie à subir, sinon à
nourrir. Un médecin magnanime promet de faire tout son possible pour le faire
hospitaliser. Là-bas, le vieux patriarche alité va mieux, revit, se remet via un régime alimentaire extraordinaire
dans sa trivialité, miracle du lait. L’instituteur, préoccupé par un général à
son tour fan d’éphèbes impubères, sollicité
par l’élève démuni, lui donne un cours accéléré de darwinisme détourné ou de
nietzschéisme primaire, aux relents d’eugénisme rétif à tout
sentimentalisme : les forts survivent, les faibles crèvent.
Par bonté dévoyée, par charité
influencée, Edmund supprime son papa dépressif, confit dans sa faute
collective, il ne fit rien pour arrêter la prévisible catastrophe, il ne souhaita
tout du long que la chute du Reich supposé millénaire – un flacon de poison
dérobé à l’hosto, maquillé en thé, fera l’affaire pour la solution, finale, natürlich,
tandis que la police embarque le frangin non enregistré, sans papiers, planqué,
électricité détournée coupée. Le cadavre en arrêt sur image, il faut s’en
débarrasser fissa, quitte à l’enterrer dans un sac, pragmatisme de misère,
cherté des cercueils. Ses chaussettes en laine et son tricot, on pourra les
récupérer, allez. Dans les ténèbres de Berlin et de sa conscience, Edmund erre,
va voir Christl, qui s’apprête à commettre un gang bang, retourne chez
lui, n’ose pas sonner, frapper à la porte. Herr Henning, prof retors,
s’offusque de la nouvelle rapportée par le marmot parricide plus pâle que
d’habitude, il le traite de monstre, il s’inquiète pour sa propre
responsabilité. Ni la libération fraternelle ignorée, ni les poulbots à ballon délocalisés
qui ne veulent pas de lui en joueur, ni l’orgue d’église à ciel ouvert ne
parviendront à le retenir dans ce monde immonde, mondo cane de ground zero, à chasser le terrible projet qui se dessine sur sa face
angélique et fermée. La caméra mobile le suit, le précède, marelle improvisée,
fausse arme dénichée, il monte, il monte, il court vers son sort, vers sa mort,
il évite un rectangle de lumière, il jette une pierre, il crache dans un trou,
il regarde le corbillard venu récupérer la dépouille, spectateur de l’arrivée
tardive, suprême ironie, du frère, de sa petite amie, de la sœur, d’une amie.
Il se cache derrière un pilier, ne répond pas à Eva qui l’appelle en vain.
Puis il ôte sa veste époussetée, glisse sur un
toboggan d’appoint, observe la façade
blafarde, se passe une main sur les yeux fermés, tombe aussitôt, en partie
poussé par les puissants trémolos de Renzo. Un tram passe, en écho de coda au Kafka de La Métamorphose, une
femme hurle, se précipite, murmure « Mon Dieu ! », s’agenouille
près du corps inanimé. L’ultime plan compose une pietà, avant que l’objectif ne se hisse vers une ruine et ne
s’abolisse dans un fondu au noir expéditif. Ende, en effet. Rossellini, épaulé
par Max Colpet (parolier teuton et collaborateur de Henri Decoin alors serviteur
de Danielle Darrieux), Carlo Lizzani (Riz amer en cuissardes l’année
suivante, promu réalisateur de remplacement pour cause de déplacement romain dans
le lit de la Magnani), Sergio Amidei (Stromboli en 1950), Robert Juillard
(directeur photo de Duvivier, Bresson, Clément), Eraldo Da Roma (monteur pour De
Sica, Antonioni, Leone, Risi), boucle sa trilogie martiale, dans le sillage de Rome,
ville ouverte et Paisà, on le saura. Financé-sécurisé
par la France, Roberto croise même Billy Wilder en tournage pour La
Scandaleuse de Berlin (Marlene Dietrich deviendra la secrétaire-traductrice
de Robert, dit-on) et dirige dans la langue de Racine de remarquables inconnus
ou presque (Ernst Pittschau vient du meut, Edmund Meschke du cirque), place à
une improvisation de saison. La critique retoque, Bazin se plaint, Chaplin
applaudit, les résidents de Germanie lui accordent peu d’attention ou déplorent
la noirceur de la vision. Revoir aujourd’hui Allemagne année zéro dans
la belle restauration de la Cinémathèque de Bologne revient à constater la
subjectivité d’ensemble – la dimension documentaire sert le clair mystère –, la
précision des cadres en extérieurs et en studio (transalpin), la grâce (ou l’élégance)
des travellings latéraux en parallèle
au petit héros.
Film de ravages, de paysages, de
visages, de couloirs et de mouroirs, le poème de poche cartographie un pays,
une psyché, une jeunesse et une vieillesse laminés par douze ans d’insanité,
de folie partagée, de destructions généreusement allouées par les Alliés.
Symphonie du mal en mineur, en rime réaliste au mauvais rêve diurne de Nosferatu
le vampire, il s’achève – et nous achève – par un scandale banal, celui
d’un enfant résolu à ne pas devenir grand (Le Tambour de Grass & Schlöndorff
y trouve son origine hypothétique). Ni essai (doublement) pédagogique –
expliquer l’impensable, l’attribuer à une éducation corrompue à grande échelle,
individuelle – ni requiem désespéré –
l’amour existe, dirait Pialat, sarcastique, il ne suffit plus, il ne réussit
pas, voilà –, le film rime évidemment, au moins un certain temps, avec Europe
51, Michele, fracassé dans l’escalier, victime d’une embolie, en
substitut socialement privilégié d’Edmund, comme lui privé
d’attention-affection parentale, avec L’Incompris de Comencini, clos à
l’identique par le grand sommeil d’un petit homme. Les bonnes âmes humanistes
reprocheront à Roberto Rossellini l’obscénité de la dernière scène et la
regrettée Christine Pascal, juste avant de se défenestrer, en vint à détester
son superbe/poignant Le Petit Prince a dit, récit
plébiscité d’une gamine à l’agonie. De nos jours, les enfants, dorénavant de
« migrant », persistent à succomber, à s’échouer sur une plage
étrangère – ceci suscite l’émoi médiatique, un pathos pathétique, des larmes de
crocodile vite séchées devant le nouveau cellulaire, l’effroi assourdi du
dernier attentat, le quotidien épuisant de nos minuscules affaires et les
sorties minables du mercredi, puisque nous ne valons pas mieux que Luc Besson.
Pour moi, Allemagne année zéro
forme avec Los olvidados un diptyque incontournable (inconfortable) et
impitoyable sur le sort que nous réservons aux enfants, tout sauf innocents,
sur ce que nous leur laissons en héritage, sur la façon dont nous les traitons,
parfois avec les meilleures intentions (cf. Truffaut). La cruauté des œuvres d’art
jamais n’égalera celle de la vraie vie, heureusement, tant pis. Elle sert
néanmoins à l’instar d’un électrochoc, d’une salutaire dérive vers nulle part,
débris de briques ou tas d’ordures d’une décharge hispanique (le film horrifique
fonctionne ainsi, glorifie la force de l’instinct de survie, et Rossellini et
Buñuel signent ici deux fleurons apocryphes expurgés de folklore, de farces et
attrapes gore). Tout cela, d’accord,
excède le cinéma, mais si le cinéma, européen, l’américain s’y refusant, ne s’y
confronte pas, s’il ne donne pas à voir, à interroger, à transcender cette
réalité, à quoi sert-il, que vaut-il ? Rien. Une requête : oubliez la
réputation impressionnante-écrasante du cinéaste, son adoubement unanime, rétrospectif,
proche de la sainteté, les savantes exégèses des théoriciens du « néo-réalisme »,
étiquette absurde, stupide, à l’instar du découpage pratique (ou pire,
universitaire) en « genres », en courants, en écoles, en Univers
d’Auteurs, amen, dispensez-vous de la
scolaire et maigre littérature en ligne (mon article inclus, charité ordonnée).
Un chef-d’œuvre ? Un grand film
allemand, un grand film italien, un grand film tout court, assez court, 70
minutes montées au rasoir (afin d’éclaircir la rétine, en mode andalou), un
exemple de classicisme moderne, de sécheresse d’énonciation et de facilités
musicales, la cristallisation d’un regard exemplaire, précieux, qui sut filmer
le monde, le refléter, avec sa personnalité, son éthique, son esthétique, réaliser
quelques magnifiques mélodrames-miroirs (un vrai penchant personnel pour Voyage
en Italie, récemment revisité, à moitié, par Eugène Green selon La Sapienza) et rédiger d’aimables « mémoires » (Fragments
d’une autobiographie) ou de pertinentes réflexions (sur la télévision).
Rossellini, par-delà la légende, le didactisme, les contradictions intimes et
biographiques, demeure l’un des maîtres de l’espace (rejeton d’architecte), du
temps, du cinéma, celui qui nous intéresse, en tout cas, qui vaut la peine que
l’on s’en souvienne et le célèbre au présent. Allemagne année zéro,
avec son titre de néant et de nouveau départ, voire de renaissance, emprunté au
bouquin d’Edgar Morin, s’avère constamment stimulant, à aucun moment déprimant
(l’argument attriste, son traitement réjouit) – un film à voir, à revoir, à
réévaluer, à aimer pour l’éternité, au moins celle, éphémère, amnésique,
nécrophile, recyclée, de la cinéphilie.
Un très beau texte écrit à l'encre noire de vos colères, dégoûts, révulsions d'ultrasensible cinéphile...
RépondreSupprimerWELCOME IN VIENNE - Partie : Dieu ne croit plus en nous, Axel Corti
https://www.youtube.com/watch?v=_ZFRMgkdgbU
https://www.lesinrocks.com/cinema/welcome-in-vienna-parties-1-2-3-22631-29-11-2011/
https://www.lefigaro.fr/cinema/2011/11/29/03002-20111129ARTFIG00637-welcome-in-vienna-le-chaos-et-l-exode.php
Corti commit aussi ceci, beau mélo avec Dalton & Golino :
Supprimerhttps://www.youtube.com/watch?v=ZSvjt2lBwII
https://lemiroirdesfantomes.blogspot.com/2021/06/volver.html