Melaza : Havana
Suite à son visionnage sur le site d’ARTE, retour sur le titre de Carlos
Lechuga.
Impitoyable portrait de la pauvreté
du côté de Cuba, Melaza, titre de toponyme fictif, qui évoque, hasard orienté
des langues, une mélasse existentielle de saison, s’avère de surcroît un grand
et court film d’amour, dans lequel deux scènes silencieuses, splendides et
terribles, en disent long sur les relations humaines, sur ce qu’il faut faire,
hélas, face à la misère, sur la force nécessaire pour rester ensemble, afin
d’affronter des lendemains guère sereins. Dans la première, le couple danse,
enlacé, au bord d’une buvette et du cadre, au son d’une chanson de
séparation ; dans la seconde, l’homme lave la femme qui vient de se
prostituer, qu’il sait s’être prostituée, en écho accidentel à Love
de Noé, en travelling arrière
millimétré. Film d’amour ouvert en travelling
latéral sur le couple en train de faire l’amour au milieu d’une usine vide, sur
un matelas trimbalé, car ils vivent à quatre dans un bungalow en tôles dans un petit village où tout le monde se
connaît, où l’on trouve facilement la maison du riche entrepreneur de travaux
publics, adultère, bientôt père, client d’une amie, client de Monica venu le
chercher ou le défier chez lui, le métrage du débutant Carlos Lechuga nous
donne à voir, à la meilleure distance, sans une once de misérabilisme, avec une
justesse constante vaccinée contre tous les manichéismes, quelques jours dans
la vie de gens, j’évite à dessein le mot personnages, qui nous ressemblent, qui
abolissent immédiatement les distances, qui valent bien que nous leur
consacrions 76 minutes de notre temps, non ? Monica, élégante en tailleur et talons, sensuelle dans sa robe et ses shorts,
Monica ôte sa culotte et chuchote, exhorte Aldo à la rejoindre dans la nuit
du désir invincible.
Il s’agit d’une femme belle,
désœuvrée, d’une secrétaire, mettons, voire d’une gardienne, au chômage
technique, because la sucrière ne
fonctionne plus. Elle s’y rend pourtant tous les matins, elle vérifie l’état
des machines fantomatiques, elle découpe des articles de magazine et met à jour
un panneau informatif, dans l’attente patiente et urgente du retour de la
direction indisponible, des ouvriers évaporés. Monica, maman d’une gamine à dentier puis putain d’un ponte provincial, ne connaît sans doute pas Jean
Eustache, même si elle porte parfois un t-shirt
publicitaire du New York Herald Tribune, clin d’œil à Jean Seberg sur les
Champs-Élysées pour À bout de souffle, bien sûr. Elle vit avec sa mère invalide, en
fauteuil, peu fan de son presque
gendre, elle préférait l’ancien mari, le père de la fillette, qui les plaqua
toutes les trois pour la capitale et paraît désormais envolé au Nicaragua. Aldo,
instituteur de marmots en uniforme, dressés au patriotisme scolaire, leur
apprend à nager dans une piscine à sec ; les gosses finiront quand même
par se baigner dans un rectangle en ciment, suite à l’orage tombé durant le
marchandage d’intimité de Monica, Aldo d’ailleurs abrité-figé sous un toit,
comme au courant, télépathie des sentiments, de ce qu’elle accomplit pour lui,
pour eux, avec ce Marquez qu’il déteste, auquel il vend néanmoins une
viande de contrebande, trafic illicite cause de l’arrestation de son pote Dani.
Les flics du coin emmerderont à leur tour nos protagonistes, la cabane bleue et
blanche en effet prêtée à une pute maquée avec le sieur Marquez. Yamilé, rousse
pas farouche, au regard mélancolique, revenue de tout nonobstant sa juvénilité, trouvera à
Monica un job de femme de ménage chez
sa tante. Le vol nié d’une montre tout sauf en or mettra fin à l’aventure
domestique et embourgeoisée.
Quand on ne dispose plus d’une force
de travail à vendre, à monnayer au moyen d’un salaire, on en vient à mentir, à
faire des affaires à risque, à louer son sexe à l’impératif et le visage fermé,
ou alors on se rêve en richissime Cyrano informatique, tel le frangin retrouvé
aux champs. Melaza montre cela avec une colère douce et sensuelle, avec une
lucidité des élans, des reniements, des rationnements, jamais en défaut. Dans
ce film de caractères, Aldo parviendra à apprivoiser la progéniture à la dure,
lors d’une journée à deux, sorte de cache-cache forestier avec la police ;
dans ce film de caméra, l’auteur parvient à saisir la beauté, l’indolence, la
chaleur, l’impuissance d’un peuple et d’un pays en métonymie. La plénitude des
plans, notez le frémissement bref de la caméra portée, les déplacements
horizontaux des héros, la sûre composition des cadres, confère à la durée une
densité qui l’élargit à l’impression d’une heure et demie. Maîtrise de l’espace
et maîtrise du temps, par conséquent affirmation modeste et sereine de cinéma,
opposée à toutes les propagandes, le soir en voiture, la journée en fête de
village, et une contre-plongée des réjouissances à drapeaux et chiffres à
donner le vertige, comptabilité d’éducation, d’autosatisfaction, sous le ciel
blanc de soleil, cite de manière subliminale la doxa castriste, met en scène la
mise en scène dérisoire du Pouvoir, utopie scopique ou radiophonique d’un
paradis d’abondance martelé en exemple face à l’enfer impérialiste américain.
Exempt de formalisme et de didactisme, avers et revers gémellaires de la même
tare du regard, Melaza séduit en permanence, à son rythme tranquille, à son
échelle individuelle, dans sa dimension adulte et anecdotique.
Pas d’épopée, pas de dénonciation,
pas de légende dorée ou d’impudeur racoleuse : Lechuga respecte son
actrice, son acteur, beaux, talentueux et très attachants Yuliet Cruz & Armando
Miguel Gómez, il laisse à d’autres, ne les citons pas, le tourisme,
l’auteurisme, la reconstitution à la con, la carte postale tropicale ou le
sermon altermondialiste. Quelque chose de Cassavetes, au moins dans son éthique
d’appréhension, de compréhension, de réalisation, parcourt cette histoire
simple, cette chronique sociale, cet instantané d’un éden à problèmes.
Contrairement à Mikhaïl Kalatozov et à son Soy Cuba, Melaza refuse le
lyrisme et dit non à la prosopopée. Film aux mots rares, importants, il donne
la parole à une sensibilité, à une tristesse, à une somme de difficultés exposées
sans hausser la voix, sans baisser les bras. Au final, Aldo et Monica sautillent
avec les autres, ceux qui, de leur plein gré ou par automatisme moutonnier, se
trémoussent à l’unisson des percussions de la Révolution inachevée, de la même
merde qui continue ici aussi, en dépit des paroles du Che ou des promesses du meilleur
ennemi barbu de Tony Montana, le caïd cubain exilé, refoulé, de Stone et De
Palma dans Scarface. Que ce film dépourvu de pathos, pour ainsi dire
taillé jusqu’à l’os, choisisse de s’achever ainsi, avant que l’avion invisible du début
ne parachute à nouveau, boucle bouclée, un tas de journaux que plus personne ne
lit, et surtout pas les prolétaires auxquels ils s’adressent, démontre la
résilience du cinéaste et des sujets, double sens, qu’il magnifie avec
humilité.
Dans Melaza, co-production en
partie française récompensée en Espagne et en Allemagne, il ne se passe pas
grand-chose, il ne se passe rien, aucun grand destin, aucune tentative pour
sauver ou refaçonner le monde, et cependant il se passe tout, il passe
l’essentiel : comment résister, comment avaler les couleuvres, comment
transmettre, comment se compromettre, comment se parler, comment se taire,
comment marcher sur une voie ferrée envahie d’herbes ou pique-niquer sur un
muret – comment aimer malgré tout, malgré nous, malgré eux, les mêmes ici et
là-bas, va. Monica résume de manière lapidaire et réactive sa force de vie au
sein d’un univers injuste : « si tu n’apprends pas à danser, tu meurs
sur la piste ». Melaza, grand petit film
contemporain pas vraiment anodin, nous apprend, nous réapprend, à « rester
soudés », amoureux même soucieux, cinéphiles davantage tournés vers la
vie, le réel, la beauté salie du monde sensible, double acception, que les
salles tombales rassurantes et les recyclages stériles du post-modernisme, sans parler des salades avariées de la politique
populiste, accessoirement communiste. Vive Cuba, mais ce Cuba-là, ces hommes,
ces femmes et ces enfants fraternels, qui ne renoncent pas, qui s’émerveillent,
et nous avec, de leur pure présence, de leur immanence émouvante et par
moments, oui, bouleversante.
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