Marathon Man


Promenade(s) dominicale(s) et exploration spatiale.

Je marche seul
Sans témoin sans personne
Que mes pas qui résonnent
Je marche seul
Acteur et voyeur

Jean-Jacques Goldman


Quand la vie à terre s’avère trop amère, raconte le marin de Moby Dick en préambule, aussitôt je prends la mer et je revis – lorsque le quotidien ne rime à rien, que l’absurdité risque de submerger, le navire comme le capitaine, il faut filer fissa au cinéma, ou mettre ses chaussures et se mettre sans tarder à marcher. Si la littérature, la musique, la peinture, les films et les trains itou proposent des voyages immobiles, des immersions dans la subjectivité dialoguée – chacun discute avec l’auteur, personne ne perçoit la même œuvre –, la marche ramène à l’intériorité dans un parcours du cadre extérieur. Elle s’assimile, en matière de procédé cinématographique, à un travelling compensé, cette figure de style contradictoire utilisée par Hitchcock pour illustrer le vertige de James Stewart dans le clocher de Sueurs froides, par Spielberg pour donner à voir la stupéfaction de Roy Scheider à la vue d’un aileron au large dans Les Dents de la mer, justement. En marchant, on se rapproche et on s’éloigne en même temps, à la fois dans la présence et dans la distance. Cela, rapporté à la vision humaine et au déplacement modéré, ne se leste plus de l’effet nauséeux provoqué par le jeu optique en oxymoron, travelling avant + zoom arrière ou l’inverse. Non, ici, ceci s’équilibre, prend son temps, dépend du sens du regard, de la sélection de l’accommodation, du rythme adopté. N’oublions pas l’environnement sonore, sa texture impure, tressage de bruits mécaniques, de voix d’enfants, du vent discret le long des rues résidentielles et sous l’arbre à l’ombre. La marche permet de souffler, d’inspirer, littéralement et littérairement : les idées armées dans la phrase à finaliser surgissent au fil des pas, le cerveau s’oxygène et la mémoire remplace le carnet de notes.

Au loin, des collines à la Summerhill vallonnent le paysage et la ville provinciale, assoupie, semble poursuivre sa sieste familiale. Derrière les fenêtres, pas d’athlètes du sexe, aucune bande-annonce domestique. La solitude s’allège d’elle-même, elle se peuple de possibles, de rencontres probables. Du reste, nul ne marche jamais vraiment seul, habité en permanence par mille fantômes à demeure, qui libèrent ou entravent. Le but importe peu, le terme ne compte pas, pas toujours, en tout cas. Pèlerin, touriste, vieillard, adolescent, les trajectoires se croisent et se suivent en parallèle. Marcher constitue, mine de rien, acte gratuit, une démonstration de santé, une preuve de vie. Sortir de chez soi ne saurait équivaloir, tant pis ou tant mieux, à sortir de soi, à s’abandonner à la manière d’une veste inutile une fois l’été arrivé. Mais marcher relève presque de la nécessité, pas celle de l’hygiénisme étatique, bien sûr, avec sa demi-heure journalière réglementaire. N’en déplaise au cher Claude Miller, La Meilleure Façon de marcher n’existe pas, l’individu ne connaît que son seul pas, ou bien il le règle sur celui d’autrui, par exemple en randonnée, et alors les ennuis peuvent commencer, le fascisme soft de l’uniformité vous attendre tapi en série au coin du bois. Marcher revient aussi à sentir le monde en POV, à réfléchir au grand air, dans les allées cimentées de la cité. Pas d’exclusive ni de procès : la poésie des villes stimula Baudelaire, le charme des champs nourrit Nerval. Tandis que la course épuise, pas uniquement Dustin Hoffman réprimandé par Laurence Olivier lui conseillant de jouer, de simuler, au lieu de suer pour de vrai dans sa peau d’emprunt de marathonien new-yorkais, la marche régénère, elle fait acquérir une saine fatigue, une lassitude bienfaisante. La nuit apparaît tel un repos mérité, qui sait si le territoire des rêves ne nous verra pas à son tour en train de déambuler !

Plutôt que des rêveries à la Rousseau, mettre un pied devant l’autre rapporte des souvenirs, des impressions de saison – douceur du soleil parmi les nuages –, des ébauches de textes en contexte. Le cinéma, depuis plus d’un siècle, nous montre des gens qui marchent, rarement des marcheurs, à l’exception, disons, des Randonneurs de Philippe Harel pour leur psychodrame drolatique en Corse, renommé terrain du GR 20 et racines personnelles d’imaginaire originel. Naguère, votre serviteur arpentait une métropole portuaire, dans l’élan du mistral, dans le brassage des langues, des couleurs, des histoires et des mythologies. Aujourd’hui, je continue à marcher, je me passe de voiture et de cellulaire, de vélo et de TV. Ça marche donc, pas l’instance des psys, pas le clown polymorphe de Stephen King, ça fonctionne, autonome, textuel, sensoriel, ça s’amuse et ça s’interroge avec deux ou trois essais un peu à côté des critiques estivales. Dans quatre jours, ce blog atteindra ses trois ans de marche, ni lente ni forcée, ni à la Mao ni à la Sean Penn sur le chemin de l’échafaud – faisons encore un peu de route ensemble, avant la station assise, avant le gisant du grand sommeil à la Raymond Chandler ; l’appel de l’horizon du héros de Herman Melville persiste à nous séduire, à nous emporter, à nous répondre sous une forme différente et profonde. Marcher, écrire, partager, cela vaut bien une devise républicaine souvent immobile, anémiée, usurpée, allez (en paix ?). 

  

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