Détective Dee 2 : La Légende du Dragon des mers : Le Festin chinois


Suite à son visionnage sur le site d’ARTE, retour sur le titre de Tsui Hark.


Dee le dit : un bon détective doit savoir observer – un spectateur avisé aussi ! Alors on verra dans ce film assez sublime un art poétique au double sens de l’expression, qui montre à la fois comment faire du cinéma et comment composer de la poésie avec une caméra. Dès la bataille navale initiale, comme si le Léviathan s’invitait à bord du Titanic, dès le générique de début à la James Bond et sa sirène asiatique, Hark nous harponne en plein cœur à bord de son arche enchantée, pour ne plus jamais nous lâcher, y compris durant le générique de fin saupoudré de recommandations drolatiques et de dessins oniriques semblant prévisualiser une suite. Généreux jusqu’au bout, jusques aux cieux en grand maître de l’espace et du temps – des minutes et de la marée, clin d’œil à son polar énervé –, le vrai visionnaire – Cameron, Malick and Co. peuvent aller se rhabiller – envisage le volet précédent des (més)aventures de son Sherlock chinois à la manière d’une œuvre d’art total, qui prend acte des CGI, de la 3D, en les tressant à une chanson de geste culturelle et plurielle. Si Mark Chao ressemble à Tsui Hark, moustache et bouc inclus, nul hasard – il s’agit en définitive de la radiographie d’un cerveau d’artiste, en rime avec le Shining de Kubrick et le Vidéodrome de Cronenberg (matez-moi cet ersatz de casbah incongrue emprunté à Pépé le Moko et surtout au Festin nu). Lorsque Dee, arrivé au temple, littéralement plongé dans un plan municipal mural, parvient à cartographier la ville en relief, à y rejouer en replay, à l’instar d’un jeu vidéo, une scène dialoguée devenue désormais limpide et localisée, projet d’enlèvement deviné via une lecture sur les lèvres – car ce film visuellement flamboyant sait également tout le prix du son, du silence, cf. le décor exotique cité supra, dans lequel la musique diégétique disparaît soudain afin de laisser entendre les répliques des acteurs et les notes de Kenji Kawai –, il évoque un réalisateur en train (électrique) d’animer par son désir et sa sélection un story-board, de le transposer dans la réalité de l’illusion cinématographique, aussi impure et suprême que le temple du même nom, symbole d’ordre cependant infiltré par un traître désargenté, déconsidéré, malgré ses dix ans de service à la conciergerie et au service de l’Empire (Dee, comédien taquin, feint à un moment la maladie, se libère grâce à un urticaire).



Film de grâce(s) et de classes, où le temps, du cinéma et du récit, se suspend au passage d’un convoi sacrificiel, du char d’une courtisane convoitée, élue, sentimentale, muse musicienne éprise de poèmes, où une impératrice puissante, presque SM à la Marlene Dietrich chez von Sternberg, menace de décapiter ses justiciers (toujours se battre contre le temps imparti, contre le final cut existentiel), où la noblesse risque sa peau à force de boire du thé empoisonné, sauvée in extremis par de la pisse de castrés – Tsui Hark, Prométhée à la Rabelais, adore mêler les registres, associer le romantisme le plus tragique à la trivialité la plus domestique –, où le sort d’une lignée repose sur les épaules et surtout l’esprit (déductif, prospectif) d’un ancien prisonnier pour dénonciation de corruption, Détective Dee 2 : La Légende du Dragon des mers, en sus d’être en permanence poétique, ose assumer de surcroît sa double dimension politique. Le danger vient en effet d’un peuple de pêcheurs insulaire placé entre la Chine et le Japon (ennemi historique), contraint de s’exiler suite à la guerre interne entre les royaumes. Le meneur, vieillard rajeuni par l’hubris, docteur Moreau ivre de vengeance et d’arrogance, entend conquérir le continent jugé décadent à coup de parasites dont l’absorption invisible produit d’abord un effet fortifiant, ensuite une métamorphose mortelle (Hark remake en vitesse La Belle et la Bête, dans le sillage de L’Étrange Créature du lac noir et de La Mouche). On lit dans ce breuvage énergique et létal une métaphore et une métonymie, celles de l’élan de Tsui, celles des forces vives qui animent sa filmographie et risquent parfois, on le sait, on le vit, de déséquilibrer l’ensemble vivace, de l’amoindrir ou de le réduire à un pur exercice physique un peu épuisant. Ici, l’harmonie domine, et le liquide organique, virtuel, cristallise à merveille le film lui-même et le cinéma d’action fantastique venu de Chine rehaussé au/de numérique.



La calligraphie à présent se calcule, en logiciels et en billets, l’imagerie ne se contente plus des acrobaties avec câbles d’autrefois, elle annexe la plasticité binaire pour magnifier l’imaginaire et l’accompagner d’une réflexion en actes sur ce que faire ce type de cinéma, avec ces outils-là, signifie aujourd’hui. Le corps du lettré amoureux, contaminé de l’intérieur (un plan à la Dario Argento nous place en POV au fond de la gorge d’un assaillant rugissant, la larve néfaste avalée, rime visuelle au gouffre des orgues rocheuses et à la gueule de la raie monstrueuse, d’ailleurs avatar animal du Kraken anthropomorphe vu dans Le Choc des Titans, de quoi faire saliver les cinéphiles portés sur l’interprétation psychanalytique et la notion d’oralité, a fortiori anale), constitue clairement une allégorie de la création harkienne, alliage improbable, mélange incontrôlable (et pourtant très contrôlé, dans son enivrante liberté narrative + graphique) entre l’élégance et la tératologie, un dynamisme constant et une secrète mélancolie, une candeur rescapée de l’enfance, prompte à s’émerveiller, et une lucidité adulte de démiurge, de despote éclairé par les spots de son DP. Conservateur et nationaliste, Tsui Hark ? Bien sûr, mais encore révolutionnaire et international (on se risquerait presque à écrire universel), car se contrefoutant des procédures, à l’unisson de Dee, en mission d’assainissement systémique, disons, envoyé réformer/réveiller une institution certes nécessaire, nonobstant un brin sclérosée, rationaliste plutôt que rationnelle, car inventant comme on (lui) respire, car néantisant sur-le-champ les onéreux blockbusters scolaires et décérébrés torchés à Hollywood, patrie depuis trop longtemps d’imbuvables crétins en collants, ainsi que la majorité des films d’auteurs – l’appellation suffit à susciter les céphalées, pas vrai ? – européens contemporains, petites choses médiocres et minables, perfusées au fric public, au naturalisme misérabiliste, à courte vue constipée, formatée par l’incontournable TV, les écoles supposées spécialisées d’illettrés et d’héritiers à la Bourdieu, le politiquement correct généralisé, en position d’hégémonie, et autres joyeusetés économico-géographiques se piquant d’esthétique autant que d’éthique.



Telle la vague immense s’avançant vers les survivants de la flotte impériale, raz-de-marée matrice du générique, Tsui emporte tout sur son passage, vacciné du naufrage, l’antidote qu’il propose à la morosité des images du nouveau millénaire repose sur une formule alchimique et pragmatique, élabore un fleuve ludique et lyrique dû à un sorcier doublé d’un homme d’affaires, à un avéré créateur dédoublé en producteur. La beauté massive (salle dorée du trône de l’impératrice, par exemple) et subtile (ah, l’érotisme délicat d’un dos nu féminin, fraîche ambroisie face à la malbouffe explicite du X), l’humour dépourvu du moindre cynisme (revanche ironique du thé infligé in fine au trio de héros par la hiératique et hypnotique Carina Lau, familière de l’univers de Wong Kar-wai), le mouvement géométrique et moral, le « grand spectacle » pour une fois bien nommé, dans sa duelle acception, la naturelle aristocratie du regard – chaque plan pensé, ajusté, participe de l’éblouissement, du ravissement –, la profusion des idées réalisées (quand le réalisateur lambda se contente d’une ou deux par scène, sinon par séquence, notre cinéaste, constamment en avance, à l’image de son personnage principal, multiplie les trouvailles à l’intérieur du plan, contenu et cadre), la clarté des chorégraphies, la cohérence de l’histoire, que ne trouveront confuse que ceux habitués à la linéarité de la conduite scénaristique assistée, tout ceci concourt à la réussite de l’ouvrage, soyeux mécanisme de haute précision, et ne saurait toutefois remplacer le feu qui le parcourt et lui donne son sens, sa direction, sa raison (et sa coda évasive à la Conan le Barbare). Découvrir en 2017, admiratif, sollicité, grisé, Détective Dee 2 : La Légende du Dragon des mers, irrésistible épopée, émouvant mélodrame, tragi-comédie sommative du souvenir et de l’avenir, réconciliation de la figuration et de l’abstraction, revient à faire une cure de jouvence, à comprendre (à expérimenter) pendant un peu plus de deux heures ce que le mot renaissance veut dire, à se délester des mille et une saloperies de la vie, de l’époque, des salles obscures reconverties en déchetteries.



Voici un film qui vous lave la rétine, qui vous venge de tous les téléfilms, qui vous élève l’âme, à la façon d’une fenêtre enfin ouverte, d’un appel retentissant et intime vers l’horizon, vers l’infini, vers votre meilleure part enfouie ou bridée (pas de procès en racisme lexical, please) par la société, par la police des psychés, des expressivités, du désolant divertissement si peu pascalien. En littérature, Moby Dick procure itou cette sensation, cette appréhension des possibles transcendés par la langue, par l’océan du vocabulaire et du symbole, par la sorcellerie, à la Baudelaire ou à la Valéry (le sens étymologique de « charme »), d’une expression commune et singulière (utiliser les « mots de la tribu » mallarméens suivant sa propre subjectivité, parvenir à retrouver leur éclat sous des siècles de ressassement, de paresse, de vulgarité communicatrice et mercantile). Pour un œil aveuglé, lessivé, délavé, occidental ou non, Tsui Hark ne délivre aucun message essentiel, aucun commentaire d’actualité, ne paraît se soucier que d’amusement inoffensif, de fuite vers les profondeurs apparemment sans fond de l’écran augmenté, en écho à la réalité homonyme – et néanmoins, bateleur sans égal ni rival, il déploie toute la gamme de ses valeurs, la perspicacité, l’équité, la solidarité ; il nous parle du pouvoir à double tranchant des femmes, de leur solitude, de leur désenchantement, de leur rivalité, impératrice ou prostituée, ni sainte, ni guerrière, ni mère, ni victime, rôles rassis du discours moderne ; il nous incite à ne pas totalement désespérer du cinéma, de ce que, par abus de langage, par lavage de cerveau, on persiste à désigner/priser ainsi. Il existe assurément mille manières de filmer, il n’en existe pourtant, finalement, qu’une seule, talentueuse, valeureuse, aventureuse, qui vaille la peine que l’on s’en soucie, qu’on lui consacre une part de sa vie, en tant que profession, une part de ses nuits, en tant que passion, et Tsui sait cela mille fois mieux qu’un autre, que tous les fonctionnaires, les syndiqués, les amateurs et les usurpateurs déjà moqués par Orson Welles, maverick modeste, magistral artisan irréductible à la rassurante étiquette pathétique de génie déchu.



Pourquoi vivre, pourquoi écrire, pour quoi vibrer ? En partie pour des films comme celui-ci, qui font d’un peigne en nacre un objet chéri, une arme suicidaire insolite, un indice à suivre, et d’un cheval blanc offert au protagoniste, irréprochable déducteur bien que piètre nageur, faille appréciable, un équivalent sous-marin et aérien de Pégase. Roi-Soleil au centre de et derrière sa mirifique mythologie, Tsui Hark à nouveau illumine nos pupilles, nous émancipe un instant de la caverne platonicienne où croupit l’innombrable (voire innommable) tas de produits, de compromis, d’espoirs, de faire-valoir, synthétise et matérialise tout ce qui nous fait tant aimer les cinémas d’Asie(s), hier et aujourd’hui. « Chef-d’œuvre » claironne l’affiche française – pour une fois, nous voilà bien près de la croire et de l’imiter : peu importe, laissons une seconde la terminologie de l’hyperbole et concluons notre éloge par nos remerciements reconnaissants à l’armée des impliqués, des collaborateurs, des soldats pacifiques qui surent terrasser, ou noyer, l’étroitesse, le statisme, l’avarice, la frilosité, la stérilité du cinéma actuel – de rarissimes exceptions confirment la règle, hélas, heureusement, on en célèbre quelques-unes ici même, sans nostalgie, sans jérémiades, sans généralisation de saison –, maux structurels dont il peut bien crever, allez, nous n’irons pas nous embarquer pour le sauver. Vous voulez de l’air, du champ, de la chair, du frémissement, de l’intelligence, de l’immortalité, du jeu sérieux ? Vous savez ce qu’il vous reste à faire – et à visionner.


        

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