Épouses et Concubines : Green Lantern


Suite à son visionnage sur le site d’ARTE, retour sur le titre de Zhang Yimou.


À ma mère

On conservait le vieux souvenir peu convaincu d’une VHS en VF : revoir le film en ligne, en HD, en VOST, revient à le voir pour la première fois, à constater sa beauté, sa cruauté, sa radicalité. Chacun le sait désormais, Zhang Yimou signe ensuite, assez vite, de poétiques épopées à teneur nationaliste  (Hero, Le Secret des poignards volants, La Cité interdite) ; il se sépare aussi de Gong Li. Mais en 1991, épaulé par Hou Hsiao-hsien à la production, par Ni Zhen au scénario (resserré), par Zhao Fei à la direction de la photographie (du Woody Allen et du John Woo), Cao Jiuping à la direction artistique (Balzac et la Petite Tailleuse chinoise) et Du Yuan au montage (une habituée), il se borne à un harem en huis clos, beau tombeau chinois à défaut d’hindou (et… ballet à succès). Tel Lang, similaire architecte de l’espace et des pulsions, notre cinéaste donne dans la géométrie, la calligraphie, la radiographie d’un pays, d’une psyché. Portrait de femme(s) et d’une époque pourquoi pas transposable – sortie internationale dans le sillage des événements de la place Tian’anmen, temporaire interdiction indigène ad hoc –, Épouses et Concubines, durant une heure trente exotique, drolatique, fait penser à Cukor délocalisé, avant que les dernières trente minutes, symboliquement situées en hiver (la chronologie épouse trois saisons, saute le printemps puis retourne en été, boucle bouclée avec l’arrivée d’une nouvelle compagne), ne basculent dans le drame, en rime à un Mizoguchi disons assagi, intériorisé, débarrassé de son lyrisme mélodramatique, voire fantomatique, même si Yimou filme à son tour, à sa façon très différente, des pantins et des spectres, « des chiens, des chats, des rats, certainement pas des êtres humains », se lamente, comme pour elle-même, Songlian sur le point de basculer de l’autre côté, au sein d’une folie l’emprisonnant, à l’ultime plan, dans une errance entre quatre façades surplombées, petite prisonnière en tenue d’écolière d’un rectangle graphique, cinématographique, sociétal et sexué. Aliénée à la Antonioni, libérée à la Brazil, elle se moque bien des lanternes allumées, multipliées, du ciel absent, invisible, bouché, au-dessus de sa tête, définitivement emmurée-enterrée vivante dans le secret, la stérilité, le mensonge (et les notes angoissées, le chœur éthéré de Zaho Jiping).         



Celle qui vient de la ville, s’y instruisit six mois durant, y perdit son père (la flûte mémorielle, crue dérobée par la servante infidèle, finira cramée par l’époux jaloux porté sur les amours ancillaires, servira de lien illusoire avec le fils voyageur), se maria par contrat, par résignation, pour satisfaire sa belle-mère et accomplir un destin prêté à son sexe – admirez ces deux larmes presque synchronisées sur le visage de l’actrice/mannequin/muse, lors du plan-séquence liminaire –, put pourtant croire un instant, et nous avec elle, quoique, qu’elle pouvait contourner la coutume à son compte, manipuler ses consœurs, ses rivales, moderniser la structure féodale et félonne (nulle solidarité féminine à attendre ici, à peine un simulacre de sympathie et l’esquisse d’une amitié aussitôt stoppée par une pendaison de saison, sur les toits, par des nervis en noir, sous la neige en deuil, dans une pièce fermée à l’aide d’un cadenas, cachot à l’intitulé dostoïevskien chipé à Gilles de Rais revu et corrigé par Perrault). Les Sept Femmes de Barbe-Rousse se réduisent à quatre et le Maître polygame, anonyme, quasiment sans visage, ressemble in fine, en dépit de sa magnanimité mise à rude épreuve – ruse de l’héritier, mise en scène de femme enceinte, manière d’acquérir un pouvoir par son corps, de se faire trahir par lui, cf. la tache de sang menstruelle sur le pantalon immaculé –, à un avatar peu bavard de notre Barbe bleue, pratiquant l’allumage et la suspension de lanternes explicites (ou endeuillées), en écho à la lumière rouge des vitrines de prostituées sises en Hollande, remember en outre la chanson de Police consacrée à une Roxanne parisienne et péripatéticienne. Maman ou putain, dirait Eustache – le choix s’avère en effet limité, dans la Chine des années 20 (le roman original de Su Tong se déroule dix ans plus tard, au temps de la guerre civile, du conflit avec le Japon, mêle faillite paternelle, homosexualité filiale, scatologie létale, puits punitif en présage de Ring), et malheur à celles qui veulent s’affranchir de l’ordre établi par les hommes riches, maintenu avec la complicité intéressée des femmes oisives.



Rien ne peut ni ne doit changer, on fera taire les rebelles, on répétera au témoin répétant « Assassins ! » que rien n’advint, que tout provient de son esprit malade, de son utérus mystificateur. Les dictatures, peu importe les latitudes, se préoccupent toujours de ripoliner la réalité, de la refaçonner à l’aune de leur bon vouloir ; en cela, le fascisme participe du cinéma (ou l’inverse), art enclin à la redéfinition du monde, au montage orienté, à la propagande martiale ou lacrymale. Il existe un totalitarisme de la caméra, y compris chez le démocratique Rossellini, et Zhang Yimou le sait mieux que quiconque, il cadre ses personnages dans des perspectives sans point de fuite, sans issue, il les enchaîne à une lenteur statique de cérémonial sépulcral, infernal (répétition du même et supplice itératif de l’élection ou du refus au lit). En vérité, l’unique libre arbitre de la Quatrième Épouse (on vous spolie de tout, jusqu’à votre prénom) se réduira, et encore, à la table, aux aliments, au service en privé. Pour tout le reste, tais-toi, baise-moi et ne cherche pas à explorer le terrible passé. Songlian, grain de sable éphémère dans la mécanique des femmes (pas celle de Calaferte, certes) et les rituels masculins (présentés-rappelés par le vieil intendant que rien ne sidère, qui baisse les yeux et la tête), commet une erreur majeure : elle s’en prend à Yan’er, sa bonne pas vraiment bonne, petite cachottière analphabète (une pensée pour Ruth Rendell et le duo marxiste de son bouquin homonyme, devenu La Cérémonie de Chabrol) qui se projette à la lueur interdite des lanternes de son gîte en concubine du Maître, qui complote, poupée vaudoue à la clé, avec la Deuxième Épouse trop accueillante, trop médisante, bientôt châtiée à la van Gogh, afin de mater la fraîche arrivée caractérielle. La jeunette, rétive à prononcer des regrets, des excuses, perd la vie dans le froid glacé de l’air et des consciences, devant les cendres de ses lampadaires en papier, de ses rêves brisés (il faut briser les opposants, les dissidents, antienne à Pékin et ailleurs). De la cité des interdits, des non-dits, du déni, on ne sort, surtout petites gens, que les pieds devant, littéralement.



Yimou ne victimise personne, mauvaise habitude du manichéisme scopique, il n’épargne ni l’instruite, ni l’ancêtre, ni la souriante, ni la cantatrice, peintre empathique de leurs petitesses, de leurs petits arrangements, de leur rancœur, de leur douleur et de leur grandeur, il s’autorise un humour constant, même dans la noirceur du meurtre de la chanteuse faisant concrètement du pied au toubib de la maisonnée, trahison suprême proférée par l’ivresse du triste anniversaire aviné de la leading actress, attestée hors-champ, via le discours des serviteurs fatalistes, à l’intérieur d’une chambre d’hôtel, qui mérite bien la corde légale pour pendre l’impudente, son scandale encore plus impardonnable que la fausse grossesse. Quand les mecs homicides déboulent dans sa demeure éclairée, peut-être hantée, armés de longs bâtons, sa voix retentit, son fantôme de gramophone se matérialise vocalement, au milieu des masques de théâtre menaçants, et les sbires aux mains sales de se carapater fissa face à l’artifice au carré, de nature à la fois heuristique et shakespearienne. On rit jaune – pardon –, on sourit à la scène méta, habile mise en abyme, cristallisation des pouvoirs du son, de l’image, art poétique et politique d’un cinéaste lucide sur son expression, sur les faux-semblants de sa (cinquième) génération, sur les impostures hélas guère réversibles du Pouvoir, la Chine à l’instar de planches (de cercueil) gigantesques sur lesquelles jouer la tragi-comédie souvent sinistre montée (double sens) par le Parti (la coda de A Touch of Zen, pareillement théâtrale, penche davantage vers l’optimisme, le salut de la catharsis). La réussite d’Épouses et Concubines, au-delà de sa séduction esthétique peu goûtée par certains, un peu trop occidentale pour certains palais (ou rétines), de sa distribution irréprochable, à l’unisson (mentionnons, classés par « ancienneté », les noms de Jin Shuyuan, Cao Quifen et He Caifei), de sa rigueur d’écriture et de trajectoire (pas de rédemption intempestive, pas de pathos forcé, seulement un mécanisme narratif implacable, une courbe ascendante et descendante, vers une intériorité dévastée), tient à cette parfaite harmonie entre la forme et le fond, entre l’histoire et le récit, entre la reconstitution et l’allégorie, plénitude de vision et d’émotion retrouvée dans la trilogie précitée, au risque de l’hyperbole et de la somptuosité. Primé à Venise, acclamé par la critique, porte d’entrée populaire et austère, simple et abstraite, vers la cinéphilie asiatique au siècle dernier, le métrage de Yimou conserve ainsi, une trentaine d’années après son apparition, ses puissances, sa consistance, sa persistance à unir l’individu à la collectivité (grand dada là-bas), les matrices au cosmos, Éros à Thanatos.


                             

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