The Warrior’s Way : Wild Wild West


Comme le conseillait, en coda, le dealer chinois des années 20 occidentales du Festin nu de Bill Burroughs, « Plus lien… leviens vendledi »…


Ce conte ne se la raconte pas, même s’il peut se raconter, il se livre tel quel dès le prologue gris, bleu, blanc, rouge (incipit aquatique, faussement narcissique, présage des images volages), ultime combat liminaire et découverte du bébé survivant, souriant (pétale posé sur la joue de l’assassin aux yeux doux), surplombés en voix off par un presque méconnaissable Geoffrey Rush, grimé en ivrogne endeuillé, in fine tireur d’élite, manieur du « Circonciseur » et grand-père conteur pour la petiote coupée, tant pis, au montage, retrouvée grandie dans les anecdotiques scènes supplémentaires. Cosmopolite, œcuménique, ludique et mélancolique, la fable du débutant Sngmoo Lee ne connut pas le succès, ni critique ni public. On peut le regretter, on peut l’expliquer à moitié par le sujet autant que par la texture du récit. Réunir – faire venir dans la salle – à la fois les amateurs de western, de film d’action asiatique, les confronter à un univers transfrontières et à une œuvre au carrefour du cinéma, du jeu vidéo, du programme informatique et de la parabole – « Dieu est injuste » dit justement un petit personnage, auquel Tony Cox prête ses traits sympathiques – politique, cela représentait un défi difficile à relever, en effet, sinon une lutte esthétique-économique perdue d’avance. Premier métrage, premier ratage, The Warrior’s Way, en partie démarquage inspiré de la mémorable série des Baby Cart, s’avère pourtant une réussite, en tant que synthèse délocalisée (cadre du Far West, tournage en Nouvelle-Zélande) du cinéma sud-coréen et que relecture synthétique (double sens) d’un imaginaire hâtivement limité à l’Amérique – il existe des westerns européens ou japonais, on se souvient bien sûr de Soleil rouge, on sait ce que Leone doit à Kurosawa (deux cinéastes cependant très différents, stylistiquement et philosophiquement). Du reste, Cowboys & Envahisseurs (je renvoie le lecteur à mon article) unissait déjà deux « genres » a priori incompatibles, la SF infusée dans l’Ouest à filigrane hitchcockien, mine de rien.



Ici, les CGI, les fameux fonds verts, les câbles et les cascadeurs projetés en l’air, sous haute pression, la simplicité de la trame narrative, la structure classique en trois actes, le dernier, durant la dernière demi-heure, dilaté en pure séquence d’action(s) : tout concourt à créer un continuum enraciné dans une double imagerie balisée – le western US, le film d’arts martiaux – et cependant conçu, exécuté, donné à voir, disons ex nihilo, à la force de la post-production (et non plus tellement du poignet tenant le sabre éploré, scellé), sous la tutelle des logiciels. S’il assume, jusque dans la diégèse, avec un aria verdien de Maria Callas, sa part opératique, l’opus ne cède pas à l’hyperbole technologique et mythologique du 300 de Zack Snyder, similaire illustration live et dispensable du « roman graphique » à l’italienne (format horizontal) du phénoménal (et fascisant, s’insurgent ses détracteurs) Frank Miller. La « proposition de cinéma », comme disent ceux qui ne comprennent rien à cet art commercial, qui se piquent de lexique abscons, ne se départit jamais de sa modestie, de son intelligence, de son caractère populaire. Film de flingues, de « flûtes tristes », film d’humour et d’amour, film aux tonalités variées, au dessin toujours clair, The Warrior’s Way se garde bien de prendre le spectateur pour un imbécile lobotomisé par des décennies de blockbusters rassis, bruyants, infantilisants. La violence explicite – Danny Huston, encore plus pervers que dans Wonder Woman, se délecte à interpréter un colonel défiguré porté sur les nymphettes et les tirs sans sommation – côtoie la tendresse lyrique – travelling circulaire à 360° autour des amants au milieu du désert et au clair de lune –, mélange des registres antagonistes depuis longtemps magistralement assimilé en Corée du Sud.



Mieux, avec sa communauté de monstres de foire en utopie des marginalités, des origines, des couleurs de peau et des tailles différentes, rassemblées, The Warrior’s Way évoque (en mineur, certes) le Freaks de Tod Browning et le Josey Wales hors-la-loi de Clint Eastwood. Sngmoo Lee semble livrer, à la suite de Sergio, sa vision des USA à lui, son art poétique et politique en pont suspendu entre les continents, les cultures, les blessures (passé à conjurer, avenir à réinventer), en suspens sur un océan de sang (superbe plan « aérien » du bateau-tombeau, pont couvert de cadavres, sillage écarlate), sur une mer immense de malentendus, de déchirements, d’exterminations en continu – nous vivons tous dans ce monde-ci, non ? Le cinéma, machine démiurgique et mortelle, expression souvent régressive et mercantile, ose de temps en temps repousser ses propres limites, surtout figuratives. N’employons pas à propos du réalisateur/scénariste l’adjectif galvaudé de visionnaire ; nonobstant, sa fresque intimiste redéfinit à sa manière le spectaculaire, constitue en quelque sorte une expérience du regard, un essai de greffe physique et symbolique. Cela pourrait vite tourner au gadget OGM, à l’animatique en Scope, au POV de game player entiché de dramaturgie mais, heureusement, l’artiste se soucie, avant tout, d’individus, de trajectoires, de corps (féminin martyrisé, larme de sang christique à la clé), de caresses (belle idée d’associer la douceur d’une main virile sur le visage amoureux, voire aimé, aux points vitaux à frapper sur l’adversaire abhorré). Dans cette épopée de studio décorée de massacres (costumes signés de l’oscarisé – et britannique – James Acheson, à l’ouvrage sur Le Dernier Empereur ou Les Liaisons dangereuses selon Stephen Frears), où pousse un improbable jardin à la Miyazaki, saccagé par de vrais chevaux, l’environnement s’apparente à une vaste toile sur laquelle peindre un décor en mode work in progress, un environnement modifiable à l’infini, « un rêve à l’intérieur d’un rêve » (dirait Poe puis John Carpenter à l’époque de Fog), dont la malléabilité risque, en bonne logique ironique, de déboucher sur la stérilité, l’incrédulité, le kitsch, la laideur.



The Warrior’s Way évite ces écueils, conserve un cœur qui bat, une chair qui frémit, grâce à une distribution à l’unisson (notez la partition idoine de Javier Navarrete, notamment collaborateur de Guillermo del Toro), innocente et fraîche dans ses vieux habits de stéréotypes familiers. Kate Bosworth (Girl in the Park au côté de Sigourney Weaver), aussi rousse qu’une sorcière, jadis chevelure à mériter un bûcher, forme avec « la vedette internationale » (dixit la bande-annonce) Jang Dong-gun (prénom de saison en anglais, balle incluse, pour l’avatar rajeuni de Bronson Charlie) un joli couple de cinéma, mariage de la carpe et du lapin transformé en fiançailles fragiles, éphémères, d’un killer à la John Woo (les fans du Syndicat du crime ou de La Rage du tigre apprécieront la participation hiératique de Ti Lung), autiste, sentimental, et d’une orpheline encore plus revancharde que l’Elektra de Miller, bis. Tous plaisent, amusent, émeuvent, animent un film assurément doté d’une âme, qui prend acte des possibilités (ou des prouesses discutables) du médium, afin d’insuffler une beauté surréelle au sein d’une noirceur onirique, de la tragédie optimiste d’un homme solitaire qui s’attendrit une seconde, qui se sauve in extremis, se rachète et s’en va, conscient de son rocher identitaire à la Sisyphe, poussé jusqu’au bout du monde, parmi la glace et la traque sans fin de son destin. Le voici au dernier plan, élancé dans un fondu au blanc, se souvenant peut-être de ses compagnons lointains, tristes et sereins, armée pacifique décimée, dépourvue de vainqueurs, fréquentée seulement d’hommes et de femmes résilients, attachants.



Avec son humble radicalité, avec sa générosité incomprise, avec son classicisme expressif et sa parfaite lisibilité des affrontements, avec sa grande roue inachevée, présage de prospérité (l’espoir fait vivre et mourir partout), avec ses fleurs de cimetière et de regain, avec sa blanchisserie métaphorique – se laver de ses péchés, laver son linge sale en famille, pour la dernière fois –, avec son érotisme de cicatrices (qui dit Crash ?), avec ses couteaux mentaux, son pendentif complice, avec son arsenal enterré (un salut au Django de Corbucci) et sa mitrailleuse orgasmique, avec sa dynamite cachée dans les tulipes, avec son marmot prénommé Avril (ne te découvre pas d’un fil, en attendant le printemps des sentiments), avec son chiot sacrifié (tuer ce/ceux que l’on aime, aphorisme à la Oscar Wilde), avec son bonhomme de neige armé, avec sa cabane de Nanouk l’Esquimau finalement embrassée à la façon d’Andreï Tarkovski (Le Sacrifice), The Warrior’s Way mérite vraiment d’être visionné, réhabilité, loué sans exagération pour (tout) ce qu’il se révèle être : un conte pour adultes (et cinéphiles) empreint de rédemption, de pardon, d’expérimentation, de restauration.
                         

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