Kenji Mizoguchi, ça vous (re)dit ?
Suite à leur visionnage sur le site d’ARTE, retour sur huit titres de
l’auteur.
Miss Oyu (1951)
Au fond d’une forêt de conte de fées
défait, un orphelin flashe sur une femme, à la fois mère et ressemblant à la
sienne. L’histoire d’un mariage d’arrangement puis blanc, d’un gâchis de
chasteté, d’une rumeur de « lubricité », d’un échange des rôles et des
destinées, s’affirme en fondus au noir, en profondeur de champ, en
plans-séquences, en surcadrages. Collaborateur régulier, Yoda transpose à demi
Tanizaki, souvent utilisé au ciné, là-bas ou ici, cf. La Clé (1983) de Brass, Berlin
Affair
(1985) de Caviani. Le vrai-faux vaudeville n’invite à sourire, car verse vers
le mélo maternel au carré. Il convient de ne confondre le coucou et le corbeau,
de respecter des conventions à la con, de recueillir un minot à la Moïse,
abandonné par un Shinnosuke en train de (dé)chanter, de marcher, de s’écarter
d’un explicite nocher. La fable fatale, sacrificielle, procède du serment, de
l’amour impuissant, de l’aveu malheureux.
Les Contes de la lune vague après la
pluie (1953)
Le poème profondément pacifiste
dialogue à distance avec La Harpe de Birmanie (Ichikawa,
1956) et offre une réflexion en action(s) sur l’art, l’argent, la gloire, le
dépassement. À vouloir vivre (de) ses désirs, asservi à leur souffrance, nous
dit Bouddha, on avise et active le pire, on se perd, on pleure, on ne
désespère, on redécouvre de la vie la vraie saveur, la bouleversante modestie.
Musiquée par l’amical Hayasaka, l’odyssée en duo de tragi-comédie relit Ueda
& Maupassant, séduit toujours autant. Le fantastique au féminin passe du plaisir des sens à la bienveillance
de l’absence. Comment continuer, recommencer, une fois le voile des illusions,
de l’exploitation, de la falsification, vandalisé, via le viol, le deuil, un dessillement d’antan, valable
maintenant ? La réponse se situe en soi, déjà là, ils ne le savaient, ne
le voyaient pas, reçoivent une leçon morale, de superbe et suprême cinéma.
Les Musiciens de Gion (1953)
Peut-on être une prostituée sans se
prostituer ? Musicienne guère sereine, Eiko découvre vite que non, dommage
pour ses droits de « Constitution ». Sous le vernis culturel se
dissimule à peine le capitalisme sexuel, exposé longtemps avant celui, aussi
d’Asie, de A Touch of Sin (Jia, 2013). Sa
propre sœur vendue par leur père, le cinéaste doux-amer filme avec empathie des
femmes fortes et des hommes médiocres. Contre la « solitude », la
solidarité soude les générations, d’avant et d’après-guerre. Contre
l’endettement dédoublé, la tendresse s’avère une valeur supérieure. Entre
matriarcat et « patronat », protecteur ou proxénète, se tisse ainsi
une relation salvatrice, même soumise au réalisme dépressif. Miyoharu,
formatrice à son corps défendant, offert, devient une sœur de malheur, une
sorte de mère triste et complice, de gamine qui mord et ignore encore la règle
du jeu très coûteux.
L’Intendant Sansho (1954)
Pourvu d’un épilogue poignant, vers
lequel il tendait dès le commencement, ce chef-d’œuvre à chérir carbure à la «
compassion », la « clémence », la « miséricorde », à
l’abjection, l’action, la rédemption. La forme du film atteint une telle
intensité, sérénité, majesté, que l’on en reste sidéré, transcendé. À partir du
cosmopolite Mori, Zushio grandit, se trahit, émule d’Énée, à porter l’aînée,
plutôt de Spartacus (Kubrick, 1960) ou Dickens, assiste à l’incendie des
« amis », démissionne, s’éloigne des hommes. Une chanson de
lamentation ressuscite sa sœur, qui le secoue, secourt, se sacrifie, suicide. Indeed « légendaire », le film
majeur, exaltant, crève-cœur, teste les limites de l’humanisme, met en abyme, à
chaque plan tétanisant, stimulant, une aristocratie du cœur. Face à la folie, à
la furie, à l’infamie, on doit croire et exercer quelques valeurs, de mère
aveugle, de fils revenu.
Une femme dont on parle (1954)
Une maquerelle maternelle, un médecin
« mesquin », des clients bruyants, des « filles », une
fille, un cancer, des projets, une
rivalité, une « hérédité » : moins languide que L’Apollonide
: Souvenirs de la maison close (Bonnello, 2011), moins épicé que Paprika
(Brass, 1991), le film géométrique, aux cadrages au cordeau, ouvert et achevé
en diagonales identiques, d’arrivée, de départ, (re)trace l’espace épuisant et
passionné d’un « métier détesté », aux employées
« innocentes », « aimables », « dupées ». À la
mise en scène du bordel répond celle de la scène, théâtre comique et cruel,
reflet déformé de sincères sentiments à contretemps. Se désirant
« indépendante », en habits occidentaux, au piano, la moralisatrice
Yukiko in extremis manie une paire de ciseaux castratrice, condamne et
contredit le déterminisme social, infernal, se convertit au pragmatisme,
l’ironie applaudie.
Les Amants crucifiés (1954)
Flanquée d’un frère infect, chanteur
chialeur, munie d’un mari minable, imprimeur prêteur et queutard connard,
accompagné d’un calligraphe obsolète, honnête, en sus amoureux silencieux,
« Madame » déprime et néanmoins s’exprime. « Je veux
vivre ! », elle le clame, en barque, n’en déplaise à la balancée Shelley
(Winters, Une place au soleil, Stevens, 1951). Le film historique double
le malentendu, adoube l’adultère, accusation d’occasion conduite à sa réelle
réalisation. Puisque époque féodale, létale, les deux amoureux, chipés à Chikamatsu,
succombent aux ambitieux, vaincus et victorieux, alors que la dépossession
récompense la corruption. Pas de Lettre écarlate en mode
Hawthorne, une croix suffira. La passion, on le sait, fait souffrir, elle
purifie pourtant. Éclairé par Miyagawa (Rashōmon, Kurosawa, 1950), le chemin
de croix magnifie et démystifie, Scorsese remercie.
L’Impératrice Yang Kwei-Fei (1955)
Co-produit par l’incontournable Run
Run Shaw, ce superbe et funèbre film de studio délocalise donc le conte de
Cendrillon du côté de Hong Kong, même tourné à Taïwan, d’une Chine un chouïa
chargée de « complots et d’intrigues », où un couple (de) capital(e),
impossible, se retrouve vite aux prises avec des « parvenus », des
« émeutiers », des « mutins », parce qu’ils le valent bien.
Le retour en arrière doux-amer possède la suavité d’un soyeux suaire et affiche
quatre « féminicides » en famille, dont un sacrifice au féminin,
pendaison de saison. Le requiem
individuel et collectif, poétique et politique, ponctué d’échos à The
Ghost and Mrs. Muir (Mankiewicz, 1947) et Vertigo (Hitchcock, 1958),
s’achève cependant sur les rires des amants et « amis », morts mais
réunis, hors de leur vie « glacée », « rajeunie », pour
l’infini, immortalisés par la caméra calligraphique, à la Minnelli.
La Rue de la honte (1956)
Sillage de Pabst (La Rue sans joie, 1925), mélange d’économique, mélodramatique, adapté par le fidèle Narusawa à partir de la romancière Shibaki, l’ultime film du réalisateur se caractérise par sa dimension chorale, sa colère froide, le recours à l’actualité. Tandis que l’interdiction de la prostitution secoue encore le Japon, nous suivons les vies avides des pensionnaires d’un « Rêve » de cauchemar et de marasme. Comme chez Renoir (La Règle du jeu, 1939), à chacune ses raisons, en coda sa déraison. Si la scie musicale demeure dispensable, le portrait de groupe en déroute cristallise le style et le discours. Licenciement de fonctionnaire et père, hypocrisie du maquereau, autoproclamé « travailleur social », du papounet endeuillé, illico consolé, évasion avortée – en définitive s’en tire la plus maligne, femme d’affaires à moitié étranglée, usurière matelassée, a contrario de la craintive Shizuko.
Merci pour cet éloge concis autant que savant et sensible...
RépondreSupprimerah jettatura !
preuves d'amour de la vie
c'est ton épreuve...
Merci surtout à vous de l'apprécier !
Supprimerhttps://www.youtube.com/watch?v=ZT9Kau90GvM