Valmont : Un instantané de Maurice Ronet
L’énigme limpide d’un moqueur majeur.
À Jacqueline Waechter
Je me souviens de Maurice Ronet, pas
vous ? Je me souviens de son visage, de sa voix, de ses films de cinéma.
Je me souviens de lui à l’instar des seventies
qui ne cessent de revenir. À défaut de rédiger une biographie, entreprise
fastidieuse, souvent stérile, même si j’apprécie les travaux de Donald Spoto,
portraitiste inspiré, polémique, d’Alfred Hitchcock & Marilyn Monroe,
faisons les comptes, en bon littéraire : la filmographie s’étend sur une
trentaine d’années, de 1949 à 1983. Elle comprend une petite centaine de titres
pour le grand écran, une douzaine pour la TV + sept opus en tant que réalisateur. Peintre, céramiste, étudiant en philosophie,
en physique, comédien, musicien, essayiste réflexif, documentariste exotique et
accessoirement mari de Maria Pacôme puis Josephine Chaplin, Maurice Ronet ne
perdit pas de temps, comme s’il savait le sien davantage compté que celui
d’autrui. On le disait dilettante et dandy,
mais il sembla se foutre du tourisme, il travailla jusqu’au bout, tant mieux
pour nous et tant pis pour le cancer du poumon qui l’emporta. Résumer en deux
feuillets cinquante-cinq ans d’une vie de et au-delà du cinéma ? Je ne le
tenterai pas, je préfère énumérer quelques repères, les parents sur scène, la
formation au Conservatoire, les rencontres cruciales avec Jean-Louis Barrault
& Jacques Becker, Louis Malle & Claude Chabrol. La carte de sa carrière
cosmopolite inclut la France, l’Espagne, l’Italie, les États-Unis, l’Angleterre,
l’Allemagne et l’on pense alors à Rainer Werner Fassbinder, autre bosseur
stakhanoviste issu des planches, pétri de penchants autodestructeurs. Le corps
de Ronet, avant d’être croqué par le Crabe, séduit et dérange, inadéquation
dynamique de traits avenants, souriants, assortis d’une mélancolie, d’une
tristesse, à peine dissimulées.
Le corpus de ses interprétations-réalisations duplique et conserve ces
apparences. La figure féconde d’Edgar Allan Poe y fait retour, adaptations
personnelles ou signées Alexandre Astruc, papa du précieux Le Puits et le Pendule
(1964) et Federico Fellini, Malle, Roger Vadim, cf. la narration de Histoires
extraordinaires (1968). La littérature en constitue, disons, l’armature
discrète, secrète, de Patricia Highsmith (Plein soleil, René Clément, 1960) à
Herman Melville (Bartleby, Ronet, 1976), en passant par Pierre Drieu la Rochelle
(Le
Feu follet, Malle, 1963) et Michel Butor (La Modification, Michel
Worms, 1970). Ronet rata Lawrence d’Arabie (David Lean, 1962),
amitiés d’outre-tombe à Omar, s’intéressa aux créatures de Komodo et au Voleur
de Tibidabo (1964), en compagnie musicale d’Anna Karina. Il tourna, par
ordre chronologique, pour Yves Allégret, Bernard Borderie, Carmine Gallone,
Jules Dassin, Lewis Gilbert, Henri Decoin, Claude Autant-Lara, Marcel Carné,
Mark Robson, Romain Gary, Jacques Deray, Robert Enrico, Michel Deville, Sergio
Sollima, Sergio Gobbi, Patrick Jamain, Robert Parrish, Terence Young, Serge
Moati, Just Jaeckin, Georges Lautner, Franklin J. Schaffner, Bertand Blier et
Bob Swaim, Pierre Grimblat & Claude Barma, liste non exhaustive, très
subjective. Il connut l’honneur rarissime d’être deux fois assassiné par un
certain Alain Delon, vrai-faux sosie qui s’en débarrasse de manière doublement
humide selon Plein soleil et La Piscine (Deray, 1969).
Entre-temps, AD se réinventa en William Wilson, personnage poesque déjà
perturbé par son doppelgänger ; plus tard, il relira Arthur Schnitzler à
l’occasion du Retour de Casanova (Édouard Niermans, 1992), en quelque sorte
son Raphaël
ou le Débauché (Deville, 1971) à lui. Cela ne suffit pas et le délicat,
ou sournois, Michel Bouquet, policé, cocufié, noie de surcroît son cadavre à la
mode Psychose
(Hitchcock, 1960) pour La Femme infidèle (Chabrol, 1969).
Ces morts maritimes à répétition
durent amuser le suicidaire du Feu follet, par ailleurs proche, on
l’espère pas trop, de la mémoire d’un Robert Brasillach, cinéphile estimable et
antisémite notoire. Ce type d’amitiés, même posthumes, ne paraît point
recommandables à notre modernité, période de transparence politiquement
correcte, abjecte, dont Maurice Ronet, ni héros, ni salaud, se gausserait sans
doute le premier. On se doit, à chaque fois que l’on esquisse quelqu’un, a fortiori un acteur, d’évaluer l’œuvre,
pas l’individu, d’observer la diversité, d’évacuer le CV, ou sinon, on recommet
l’erreur de Sainte-Beuve au sujet de Baudelaire, dénoncée par Proust, reprise
par tous les maudits psys, piqués de ciné ou pas – réduire un artiste à son pedigree, à sa moralité, à son
environnement. Le clair mystère de Maurice Ronet, que je ne connais pas, que je
reconnais, charme au miroir fantomatique, possède sa propre vérité
démultipliée, toujours unique et jamais identique. Son art participe à la fois
de la présence et de l’absence, de l’intense et de la distance. Nul hasard s’il
décida de formuler ses réflexions sur sa profession au long du Métier
de comédien, paru en 1977, en écho à domicile au fameux Paradoxe
sur le comédien de Diderot, écrit en 1777, qu’importe le fossé du tandem de siècles. Ronet ou le retrait
exposé, ou le rire coloré par les larmes, homme-image qui attire, inquiète,
s’impose et se dérobe. La dichotomie intime se retrouve au cours des acmés de Plein soleil, homoérotisme en sus, du Feu follet, isolement
existentialiste en bonus, de La
Femme infidèle, vaudeville bouleversant, de La Piscine, à l’hédonisme
sudiste, à la Romy Schneider solaire, de Raphaël ou le Débauché, matrice
apocryphe des Liaisons dangereuses de Stephen Frears (1988) et non du Valmont
de Miloš Forman (1989), métrage en retard, à la médiocre réputation, auquel
j’emprunte pourtant le titre de mon article.
Du cynisme au sentimentalisme, il
n’existe qu’un élan ou un plan, et le né Robinet sut laisser couler l’instant,
les affluents contradictoires, complémentaires. Il aima Bach et Anouk Aimée,
l’Algérie française et les amours commercialisées. Il me reste certes beaucoup
à découvrir de son parcours sur pellicule, vaste et variable, néanmoins, si je
devais inviter le lecteur, la lectrice, à sa (re)découverte, je les renverrais
vers Le Puits et le Pendule, parce que le chef-d’œuvre de poche d’Astruc,
encore méconnu, cristallise peut-être au mieux la dialectique de l’intéressé,
de ses semblables. Ici, Maurice Ronet se divise, il lit un récit et incarne de
tout son corps, body language muet,
éloquent, les tourments de l’Inquisition. Voici un rôle suprême et un acteur au
sommet, voilà un survival horrifique
et ironique, une évocation circonstanciée, distanciée. Au présent, le
prisonnier éprouve la double peine ; au passé, il retraverse l’enfer enfin
affranchi. Le cinéma, immanence et transcendance, se décrit, se métaphorise,
convoque les vertus de l’audiovisuel, ses puissances de représentation et de
son. L’élégance, la résistance, la solitude, la vitesse de la persona épousent celles de la
personnalité supposée, s’harmonisent et s’immortalisent. Il faut louer le directeur
de la photographie Nicolas Hayer, le compositeur Antoine Duhamel, le regard
d’Alexandre Astruc. Il faut surtout célébrer le talent matérialiste et
intériorisé de Maurice Ronet, condamné à mort en rime à chacun d’entre nous,
qui se bat, ne se résigne pas, qui touche le fond de l’orifice et remonte à la
surface du vice. En une demi-heure, Ronet ridiculise les psychodrames de
l’Actors Studio et reprend à son compte, en huis clos, les enseignements
physiques de À bout de souffle (Jean-Luc Godard, 1960).
Grâce à ces trente minutes tendues,
épuisantes et stimulantes, grâce aux cinq items
précités, Maurice Ronet continue à briller, à brûler, dans mes réminiscences,
en feu de joie désespérée, non en molle luciole. Il repose depuis trente-cinq
ans au sein du Luberon, borie rafraîchie à proximité de sa propre piaule à
Bonnieux, coin connu de votre serviteur provençal. Son intelligence, son
indépendance, sa prestance, reposent du bruit, de la bêtise et de la vulgarité
généralisés, pas seulement, hélas, au ciné. Contrairement à lui, je n’éprouve
aucune nostalgie, pas même celle des occasions manquées, des mythologies moribondes.
Ceci ne saurait m’empêcher de partager son frémissement et sa foi, tout sauf
religieuse, obséquieuse, je crois en moi, je crois en toi, je crois en trois ou
quatre choses qui m’épargnent le point final du pistolet, olé, de le saluer
avec une modestie impressionniste, en clin d’œil à une admiratrice de dédicace.
Se souvenir de ce spectre alerte, davantage que sadien, que touche-à-tout bon à
rien, revient à revisiter une partie du cinéma français, européen, à saisir le spleen des jeunes majeurs de la
Libération, atteints d’un désenchantement sensuel à la Roger Nimier, d’ailleurs co-scénariste
de Ascenseur
pour l’échafaud (Malle, 1958), de nausée sartrienne, amen, à priser un jeu audacieux, précis,
polysémique, avec la caméra et par-delà. Je me souviens de Maurice Ronet, vous
vous en souviendrez à votre tour, quitte à (en) tomber en amour.
"Le clair mystère de Maurice Ronet, que je ne connais pas, que je reconnais, charme au miroir fantomatique, possède sa propre vérité démultipliée, toujours unique et jamais identique. Son art participe à la fois de la présence et de l’absence, de l’intense et de la distance. "
RépondreSupprimerQuel article précis, émouvant, évocateur,
Merci à Vous, quelle belle promesse tenue, c'est si rare de nos jours,
je vais le lire et le relire ce texte, pour m'en nourrir
le coeur et l'esprit...comme un talisman...
"Maurice Ronet continue à briller, à brûler, dans mes réminiscences, en feu de joie désespérée, non en molle luciole. Il repose depuis trente-cinq ans au sein du Luberon, borie rafraîchie à proximité de sa propre piaule à Bonnieux, coin connu de votre serviteur provençal. Son intelligence, son indépendance, sa prestance, reposent du bruit, de la bêtise et de la vulgarité généralisés, pas seulement, hélas, au ciné. Contrairement à lui, je n’éprouve aucune nostalgie, pas même celle des occasions manquées, des mythologies moribondes. Ceci ne saurait m’empêcher de partager son frémissement et sa foi, tout sauf religieuse, obséquieuse, je crois en moi, je crois en toi, je crois en trois ou quatre choses qui m’épargnent le point final du pistolet,"
Talisman des territoires, rajouteraient Stephen King & Peter Straub, jadis auteurs en duo d’un beau roman dit de fantasy, où un fils essaie de sauver sa mère atteinte du cancer, CQFD, boucle bouclée.
SupprimerRavi de vous (s)avoir ravie, émue, rendez-vous bientôt, ici ou ailleurs.