La Bibliothèque noire : La Forêt forteresse


Que la fournaise s’effondre ? Que se fissure l’indifférence !


Bien écrit, bien lu, ce roman d’anticipation, déroulé au présent, place l’avenir de la lecture estampillée publique sur une presqu’île d’usine, sous un ciel bleu de banlieue. Des scanners sous contrat puis émancipés, pas ceux de David Cronenberg, donc, y érigent une sorte de coopérative du livre libre, dans les décombres divers d’une bibliothèque d’entreprise. On comprend mieux alors le pourquoi de la couleur d’une bibliothécaire, aussi rouge qu’une utopie du passé ressuscitée, mise à jour, afin de combattre une tendance dystopique de désaffection, de numérisation, de globalisation. Auparavant, Cyrille Martinez donne à entendre trois monologues, celui d’un lecteur, d’un livre, de l’employée précitée. La BNF sert à la fois de cadre et de quatrième personnage principal à cette fable plaisante mais peu profonde. Documentée, historique et architecturale, la première partie cartographie les locaux et miroite les mœurs des quatre tours excentrées, projet d’un « Président lettré », certes, doublé de l’une des personnalités du pouvoir français les plus méprisantes et méprisables de son temps, tant pis pour la mémoire de Monsieur François Mitterrand. Lieu de réglementaire silence et de rencontre féminine refroidissante, guère propice à la correspondance amoureuse, la salle studieuse donne sur une forêt urbaine, à la faune rendue muette par le double vitrage. On pourrait adresser un reproche similaire à l’ouvrage, sans doute trop sage, sinon consensuel dans son alarmisme très contemporain, un brin corporatiste. La Bibliothèque noire manque en effet de vie, de surprise, d’imprévu, et les patients exploités, même in fine affranchis, ne se confondent jamais avec Les Garçons sauvages (1971) de William S. Burroughs.

Pareillement, personne ne les prendra pour une version juvénile des « gens-livres » de Fahrenheit 451 (Ray Bradbury, 1953), le livre ou le film. Pas de neige ici, pas de frénésie, la moquette au sol semble assourdir jusqu’à la prose faussement transparente, traversée d’une oralité modeste, peut-être imputable aux activités de performeur de l’auteur. La colère en question, proférée par l’intéressé en papier, prosopopée pour ainsi dire au carré, réflexive, ne brûle en rien, évoque plutôt le pilon que l’autodafé, implique une sous-intrigue complotiste, avec « Historien » atteint de myopie, passons. Soulignons au passage que sa fille « opère » des titres transgenres, rétifs aux catégories, aux classements, aux rangements. La disparition prophylactique de l’homme de mémoire, de savoir, outre provoquer la mise au rencart des arrogants succès du moment, entraîne une chute brutale du lectorat, désormais conscient du danger livresque, dorénavant enclin à la détente et au pragmatisme. De la bibliothèque vers la ludothèque, il n’existerait qu’une page, qu’un désir dévié, détourné, tant de temps perdu à surfer en forcené, sur ton putain de PC. L’obligation de lire, de ne pas seulement se connecter au réseau en huis clos, les « Lectores » la remplissent déjà, dinosaures décalés, toujours dépassés, plus de place, repassez en début de matinée, please, délaissés de côté par un amusant marketing, carte d’abonné à aimanter sur ton frigo, cosmopolite gogo. Heureusement, pour les détenteurs d’un cerveau, pour ceux qui décident de contrevenir à la cadence épuisante de la modernité, du boulot mal payé, le « Petit Livre Handicapé » surgit, mise en abyme de l’item lui-même. Il suffit d’une graine pour semer la différence, du hasard pour agir en se fichant du trop tard.


Livre lucide, élégant, partisan et optimiste, La Bibliothèque noire pèche cependant par un point important. Il fait l’impasse sur une cause majeure d’aller voir ailleurs, sur l’immense et décourageante médiocrité de ce qui se publie aujourd’hui, sur tous ces livres qui ne méritent pas même une ligne de critique, sur toutes ces têtes d’affiche médiatiques, enrichies, qui donnent envie de vomir, lorsqu’elles viennent nous vanter leur camelote polyglotte. Les happy few, franchement, je m’en fous, dommage, cher Stendhal, et mon républicanisme ne s’accommode pas d’élitisme. Néanmoins, la qualité prime sur la quantité, en littérature, en lecture, au cinéma et au-delà. En crise, le livre industriel, matériel, individuel, comme destiné à son lecteur encore inconscient, adéquation d’occasion, de saison, à l’image de mon propre prêt, pas programmé ? Disons en mutation, à l’instar de la société, qu’elle lise ou non. Ni musées ni sanctuaires, que les bibliothèques, partout, demeurent longtemps des espaces vivants, murmurants, des mausolées animés, des banques de données concrètes, sensuelles, sociales et singulières. En ligne, tu peux lire, écrire, t’exprimer. En dur, tu apprends à te taire et à écouter les paroles mortes d’esprits parfois brillants, survivants. Manichéisme ? Transformisme, forêt(s) fameuses ou obscures, à sauvegarder, à savourer, à faire pousser sur le terreau de son intériorité…

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