La colline a des yeux : The Barbarians


Suite à son visionnage sur le site d’ARTE, retour sur le titre de Wes Craven.


Avec The Hills Have Eyes (1977) – on ne sait pas pourquoi le pluriel disparaît du titre français –, intitulé langien adopté par défaut, préféré à l’explicite et ironique Blood Relations, Wes Craven retravaille et développe l’affrontement final, familial, de La Dernière Maison sur la gauche (1972). Il signe aussi une satire des mœurs US itinérantes, autarciques, remémorant La Roulotte du plaisir (1953) de Vincente Minnelli et ses mésaventures sentimentales à bord de long, long trailer. Ce vrai-faux western, où les Indiens deviennent des anthropophages – on ne cesse de ressasser, de ruminer le cannibalisme, Tsui Hark ne me contredira pas –, où la caravane, le feu de camp et le siège demeurent eux-mêmes, inclut du nucléaire et du patriarcat, réinvente un voyage d’anniversaire (de mariage) en traversée de l’enfer. Durant deux jours et une nuit, unité d’action, de lieu et de temps de la tragédie classique, délocalisée en terrain désertique, outre-Atlantique, deux tribus se combattent, point pourvues du même appétit. La première voulait voir une mine d’argent, comptait se rendre en Californie édénique, hédoniste ; la seconde, affamée, observe les touristes « gras et juteux » avec des jumelles et manie le talkie-walkie. D’un côté, un flic retraité, raciste, cardiaque, borné, bientôt crucifié, cramé, décapité, et de l’autre, un troglodyte atteint d’hubris, qui donna à ses fils, pas nets, des noms de planètes. Petit cochon ou inconscient miston, l’enjeu majeur s’avère toujours de manger, ou d’éviter d’être mangé. Les grands enfants de La colline a des yeux annoncent par conséquent les adolescents traqués des Griffes de la nuit (A Nightmare On Elm Street, amitiés à JFK, 1984) : ils doivent survivre, de manière littérale, aux péchés de leurs parents, à leurs crimes de « justiciers » (meurtre en réunion du pédophile Freddy), à leur bêtise insensée.


Le vieux garagiste, tel un aubergiste de la Hammer, ne vous rendez pas au château de Dracula, bande de fadas, les exhorte à filer droit, à « rester sur la route principale », mais les originaires de Cleveland, ville natale de Craven, n’écoutent que dalle, n’en font qu’à leur tête, qu’ils vont perdre, au propre, au figuré, croisent un ersatz du lièvre (du lapin) de l’Alice de Lewis et se retrouvent fissa dans le fossé, creusant leur propre fosse, déjà en retard, immobilisés par le trop tard. Le père, évidemment armé, cadeau de collègues, raconte pour personne que des « Négros » de l’Ohio lui envoyèrent des flèches, saint Sébastien bourrin, il écoute à son tour le récit du pompiste idem sur le départ, coupable d’avoir abandonné, jadis, sa dangereuse portée à son sort, à sa mort guère naturelle, en pleine nature anxiogène. Le rejeton rejeté, « déchireur » d’utérus de parturiente, incendiaire précoce et assassin de petite sœur parfaite, grandira pourtant, se prendra pour Jupiter, misère. Avant de partir, le grand-père pratiquait le troc avec sa petite-fille, la jolie et joliment prénommée Ruby, pierre précieuse de famille affreuse, voulant vite s’envoler. Dans La colline a des yeux, la « guerre des sexes » constitue le filigrane du survival général et la séquence de l’enlèvement d’enfant, Mars aux prises avec trois Furies, représente le climax du film. Il faut voir comment, avec quel redoutable talent, Craven cadre, dirige et monte le sommet rythmé d’hystérie sinistre en espace clos, encore impressionnant une quarantaine d’années après (par pure charité cinéphile, no comment sur le remake anecdotique commis en 2006 par Alexandre Aja, voilà). Ensuite, dehors, l’agresseur vise la bouche de la jeunette à terre, ouverte sur un cri à la Edvard Munch sous peu repris par Scream (1996), mais cette figuration de fellation, de « gorge profonde » funeste, remember l’éphémère et alimentaire passage de Wes dans le X, of course sous pseudonyme, échoue par manque de munitions (Pluton arbore un chapelet létal) et le spectateur sait alors que la victime violentée, violée, fondu au noir évocateur, s’en sortira, malgré son mutisme passager (elle explosera de joie au trépas du pire paternel).



Plus tard, Doug sert dans ses bras, en forme de pietà, le cadavre de la belle et douce Dee Wallace, cependant killeuse d’arachnide, qu’il venait juste de « connaître », comme dit la Bible, maîtresse d’euphémismes, à l’arrière de la vaine voiture. Cet instant, poignant, exempt de la musique atmosphérique et bruitiste de Don Peak, révèle à nouveau, je l’écris depuis maintenant quatre ans, vous devez le savoir, que l’horreur repose (ou indispose) sur le mélodrame, que le sang des farces et attrapes use des larmes en fondement adulte. La grandeur du film millimétré, modeste, jamais manichéen de Wes Craven, réside ici, dans sa remarquable capacité à saisir et à pouvoir faire ressentir, sans voyeurisme, sans cynisme, l’absurdité, la sauvagerie partagée de la vie moderne, spécialement américaine, pas seulement. Wes, on le sait, se forma notamment en assemblant/matant des documentaires martiaux, consacré à la Seconde Guerre mondiale ou au Vietnam, et la violence de la vie innerve ses airs (son déguisement) d’universitaire, confère à ses films, en tout cas les plus réussis, un « coefficient de réalité » hors d’atteinte pour ceux dont l’expérience du réel se limite à des filmographies, même classées horrifiques. Grâce à ces quelques secondes presque muettes, à l’exception d’une prière laïque, « lettre morte », en effet, au sein d’un ouvrage d’outrages totalement athée, guidé par un darwinisme de déréliction, tant pis pour la religiosité maternelle, La colline a des yeux se hisse au niveau de Massacre à la tronçonneuse (1974), autre parabole matérialiste, familiale et fameuse, géographique et historique, décorée par le récidiviste Robert Burns, peuplée d’ogres puérils et d’une jeunesse à dévorer vive, en rime aux soldats d’Asie, à la fois bourreaux et schizos, je renvoie vers l’éprouvant Casualties of War (Brian De Palma, 1989).


Certes moins sensoriel, social, expérimental et, oui, curieusement amusant, que le chef-d’œuvre de Tobe Hooper, The Hills Have Eyes se rapproche davantage de La Nuit des morts-vivants (George A. Romero, 1968), métrage matriciel, au cours duquel une gamine en venait à mordre de toutes ses dents sa sidérée maman, juste retour des choses pour société rendue cinglée. Une similaire colère irrigue le tandem des œuvres, bien que Wes traite la « question raciale », cruciale, par la bande, via le monologue cité supra. Tous ces Blancs bien peu reluisants s’exterminent entre eux, avec une ardeur et une rigueur qui en disent long sur l’état d’esprit de la nation et de ses meilleurs créateurs. D’ailleurs, dès Easy Rider (Dennis Hopper, 1969), Peter Fonda le déclarait (le résumait) une décennie plus tôt, descendu de sa moto, descendu par des rednecks de Louisiane : « We blew it ». En 2018, aux USA, sous l’administration Trump, des plaisantins posent des bombes aux domiciles de célébrités anti-Donald, par exemple Robert De Niro, chasseur magnanime et traumatisé de Voyage au bout de l’enfer (Michael Cimino, 1978), sous-titre possible pour mon article. Que l’Europe se garde bien de fanfaronner, lestée de sa propre violence pas toujours symbolique, économique, néanmoins, la spécificité étasunienne persiste, héritage de la Frontière, mythologie vécue dans son émerveillement et son bain de sang. Le tribalisme implique le territoire, et La colline a des yeux rejoint le sarcastique Stanley Kubrick de 2001, l’Odyssée de l’espace (1968), parce qu’il montre, de manière magistrale, tendue, que les barbares, c’est-à-dire eux, toi, moi, civilisés ou pas, savent désormais sillonner les airs, en avion militaire, en station métaphysique, tandis qu’au fond, du cœur, de la terreur, ils valent moins qu’un chien, couple de bergers allemands baptisés Belle et Bête, métonymie du conte de fées défait, fracassé, que les « instincts basiques », Paul Verhoeven s’astique, amoraux, les meuvent à la moindre occasion, qui fait le larron (de marmot), la profanation.



The Hills Have Eyes se termine ainsi sur l’une des codas les plus dépressives et lucides du cinéma de ce temps-là. Doug, victorieux avec le concours de la fratricide Ruby, sauvageonne manieuse de serpent, relisez la Genèse, se tient à genoux au-dessus de la dépouille difforme de son frère humain, inhumain, à la François Villon. Un zoom avant en contre-plongée nous plongeait dans sa frénésie sanguinaire, sa vengeance au goût de cendres, et à présent le voici à bout de souffle, semblant de pas croire à ce qu’il vient de faire, de vivre, d’endurer, à proximité de son nouveau-né. Le visage de Martin Speer me rappelle celui de Dustin Hoffman à la fin des Chiens de paille (1971), étalon polémique du home invasion et matrice apocryphe de La Dernière Maison sur la gauche, en parallèle au respectable La Source d’Ingmar Bergman (1960). Ils n’en reviennent pas, ils n’en reviendront pas, de ce « cœur des ténèbres », à la Joseph Conrad, cartographié avec une intrépidité admirable, dérangeante, graphique et cathartique (Craven, toutefois, retient la leçon d’imagination de Hooper, laisse le gore aux fantaisistes rassurants, voire régressifs). Le spectateur non plus, une part de lui-même, la plus sombre et la plus lumineuse, à l’image de l’endroit chaud et froid, stimulant et stressant, de la diégèse, du tournage, brillamment éclairé par Eric Saarinen, la restauration rend enfin justice à son travail de directeur de la photographie inspiré, reste là-bas, parmi ces collines occultes, remplies de tumultes, que nous regardons et qui nous regardent, en rime à l’abîme de Friedrich Nietzsche. Le miroitement des monstres, des monstruosités, insoupçonnables ou assumées, Wes Craven le convoquera selon Les Griffes de la nuit et surtout Le Sous-sol de la peur (1991), comédie noire marxiste, comme une réponse urbaine au rural Massacre à  la tronçonneuse.



En 1977, doté d’une humeur moins folâtre, il réalise un grand petit film choral (distribution à l’unisson, constamment impliquée), une fable à la Lévi-Strauss, enracinée au sein d’une légende écossaise, au pessimisme clairvoyant, au-delà de son temps, à base de Coca-Cola (Pluton, pas si con, n’y touche pas !), de « canicides », de « lutte des classes » hardcore, de bouilloire sonore, petite épiphanie acoustique, de mère morte installée en appât, putain, en clin d’œil à l’homologue de Psychose (Alfred Hitchcock, 1960, retour à Ed Gein, « éminence grise » de Massacre). Dans Zabriskie Point (Michelangelo Antonioni, 1970), on baisait dans le désert ; dans Les Dents de la mer (Steven Spielberg, 1975), on périssait dans l’océan. Dans La colline a des yeux, Wes Craven explore sa « vallée de la Mort » à lui, déchire le poster du blockbuster au requin, achève les atrocités en série par un arrêt sur image + un fondu au rouge emprunté à Pas de printemps pour Marnie (Alfred Hitchcock, 1964) – buvez, visionnez, car ceci s’apparente à son sang, à celui de l’Amérique, au nôtre par ricochet. Et la prochaine fois que vous traversez le Nevada, ou le Nouveau-Mexique, oubliez le filon, appuyez sur le champignon (atomique) : sur la montagne (mas)sacrée, les « laissés-pour-compte » du monde entier vous suivent à distance, avec persévérance, et escomptent bien se régaler de vos biens, de vos héritiers, de votre peau, cuite à point. Ou sinon, en révolutionnaire pas de salon, invitez-vous au festin (nu) !

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