Intérieurs : Hantise du studio


Woody Allen sous influence bergmanienne ? Disons davantage dichotomie désuète.


Oui, c’est le lieu.

Shoah

On le sait, le cinéma commença par s’enfermer, par retourner à l’utérus de la scène (musicale, primitive, cf. les bandes au bordel) : Edison érigea son Black Maria, surnom de dérision, de fourgon de flic, puis Méliès, presque par opposition, sa verrière à Montreuil. Les Lumière préférèrent le grand air, usine personnelle à Lyon, gare sudiste de La Ciotat, voilà. Bien sûr, la différence ne se situe pas seulement au niveau de l’ascendance, le Cinématographe, avec sa vraie forge et ses vrais forgerons, nom de nom, en rupture directe, documentaire, pas encore documenteuse, quoique, avec le théâtre, le vaudeville. En 1895, le monde lui-même devient une scène, ancienne orthodoxie shakespearienne, et des employés, des touristes, des classes sociales dissociées, se réinventent en acteurs du réel, oxymoron de saison. Si le studio, sombre ou transparent, permet le contrôle matériel, donne l’impression de création totale, démiurgie de huis/vase clos, propice à exciter les ego, le tournage en décors naturels, délectable contradiction dans les termes, autorise à la prise (de vues) de risques, au hasard (Balthazar) de l’accident, aux caprices climatiques. Intérieurs versus extérieurs, deux pratiques, deux théories, deux rapports à la caméra, à l’endroit. Tourner en autarcie obéit à des règles syndicales ; tourner en ville nécessite des permis d’espace public. Fellini traversa la frontière (néo-réaliste), s’établit à Cinecittà, ville du ciné à la sauce fasciste, censée concurrencer les fastes de Los Angeles, de son (comté) cœur occupé, de sa périphérie (alors) annexée par les majors, citons la Warner & Disney à Burbank ou la Columbia à Culver City, précisons que la San Fernando Valley accueille en sus l’industrie à domicile (sens littéral) de l’adult entertainement.


En Allemagne, Babelsberg, toponyme biblico-cosmopolite, connut Nosferatu, la métropole de Lang, l'ange bleuté de Sternberg, le Süss (anti)sémite de Harlan, des sorcières françaises à Salem ou le pianiste esseulé de Polanski, passant de la UFA à la DEFA, en passant par un certain Joseph Goebbels. En France, le réalisme supposé poétique s’enracina du côté de Joinville, belle équipe, quai embrumé, bête humaine et enfants paradisiaques inclus. En Angleterre, James Bond s’implanta à Pinewood, of course. Au Japon, Godzilla fit du zèle pour la Tōhō de Tokyo. En Australie, Village Roadshow Pictures domine le marché local tandis que les récents Hengdian World Studios de Zhejiang, province du sud-est de la Chine, entendent supplanter fissa, sans faucille ni marteau, sinon capitalistes, la carte étoilée (de Cronenberg) hollywoodienne, déjà redimensionnée par le cinéma (et la diaspora) de Bollywood, comme on désigne en Occident, un brin condescendant, la vaste production indienne. Les vagues cataloguées nouvelles des années 60 européennes ouvrirent la fenêtre, certes, mais entre la plage d’Antoine Doinel et le désert de Thomas Edward Lawrence, pourquoi hésiter, puisqu’un élan similaire, celui de l’horizon, porte le personnage et le spectateur de l’avant, quitte à finir accidenté (voire suicidé) ou figé (par l’image fixe) ? Chambre noire ou claire, bonjour à Barthes, on se retrouve toujours, au moment de la projection, du visionnage, au milieu de quatre murs, de salle, de studio (d’appartement), d’habitacle (voiture au drive-in), hors, évidemment, une série de séances estivales, festives, sur drap blanc d’antan, sauf les jours de vent. Le studio incite au solipsisme quand le in situ titille l’altérité.


Pas de mission muséale, ici, marotte de cinémathèque : on travaille loin des souvenirs, même en leur centre, on pointe au présent, on construit aujourd’hui et tant pis pour l’amnésie. Que les bâtiments inélégants, gros rectangles de ZAC, puissent abriter des rêves à la chaîne, ne lasse pas de surprendre. Peut-être faut-il cet anonymat, ces hangars goguenards, pour qu’un style éclose, individualité d’individu(s), je pense à Tim Burton, banlieusard (Burbank, bis) de/au miroir, autant que de société(s) – jadis, nul ne confondait la RKO avec la MGM, mettons. Dehors, les choses s’imposent, à moins de se nommer Antonioni, peintre notoire de folie féminine rouge profond, chimique, désertique, de s’appeler Demy, coloriste à La Rochelle rendue plus belle (la vie chantée, enchantée). Le numérique modifie le rendu et calcule au carré, sorte de home studio au sein du studio, matrice mirifique où concocter a posteriori les pièces manquantes du puzzle spectaculaire. Les CGI + l’étalonnage en ligne reprennent et amplifient le geste de Jacques & Michelangelo, encore artisanal, architectural, organique, chorégraphique. Un Robert Rodriguez peut désormais tout (re)faire à demeure, quel bonheur, quel malheur. Un Boris Vian pouvait se lamenter à propos des films médiévaux dépourvus de carton-pâte et néanmoins ce réalisme du cadre, de la reconstitution, des costumes, des vocables, ne se départ pas de son écart mimétique, ludique, de son aspect de simulacre documenté, disposé (par les régions intéressées, les propriétaires de trésors en péril, à retaper détaxés). Le motif du labyrinthe, en rime chez Mankiewicz & Kubrick, cristallise la porosité des territoires, le magma des régimes audiovisuels. Limier ou cinglé, marrant ou impuissant, grimé ou mis à nu (luxure-pourriture), le (anti-)héros s’y meut, y émeut, s’égare et nous égare.


Dédale conçut ses couloirs afin de semer le Minotaure, énigme de pierre en prison de monstruosité (menace pour la Cité, offrande de la virginité, olé). Joseph & Stanley transforment la forme en chronologie quantique, en espace privé hanté par le passé, la lutte des classes ou des ectoplasmes. Le film-cerveau constitue un studio à lui tout seul, pour ainsi dire, matérialise la réversibilité des emplacements et des temporalités. Nulle surprise si SK délocalisa ensuite le Vietnam autour de Londres. Et Romero, malicieux, audacieux, lucide, se mit en scène et en abyme lors du caméo introductif de ses morts-vivants de supermarché mondialisé, réalisateur de TV dépassé, Mabuse de régie prise de frénésie, placé dans l’œil du cyclone de l’Apocalypse consumériste, du studio-réalité analysé, découpé, démonté, par la prose du guérillero William S. Burroughs. En définitive, chacun se fait son propre petit film en continu, en streaming incessant, à la fois sis à l’extérieur et au-dedans du monde, de soi-même. La phénoménologie existentielle, tressage de subjectivités, storytelling étayé sur du non-narratif, du physique, de l’anatomique, y compris porté vers l’ésotérique, la transcendance, reproduit (et précède) l’expérience cinématographique, en studio ou pas. Un pays (une mythologie) telle l’Amérique (du Nord) renforce la sensation d’indécision, d’indétermination, que vadrouille Baudrillard ou espionne Scottie (Ferguson). Pris de vertige devant la séduction des signes, des vraies-fausses épouses bonnes pour l’asile, le cinéphile en exil, étrange étranger à la recherche des anges du sens, traverse en une seconde, l’instant d’un plan, l’univers du modèle, de la muse, de l’original et de la copie.


Aller-retour, mon amour, errance de la rue vers la transparence et l’inverse, montagnes de la madness à la Lovecraft ou igloo eschato, parano, selon John Carpenter et sa créature (protéiforme, extra-terrestre, en latex) d’Alaska californienne. Lorsque le référent, condamné au néant, se retourne à l’instar d’un gant, ressemble à un cyclorama assorti d’accessoires et de trajectoires en toc, Truman (Burbank, boucle bouclée) se marre et moi aussi. Tu crois distinguer, tellement distingué, le studio de la réalité ? Cours t’acheter les lunettes heuristiques de John Nada, brave gars envahi parmi la capitale (occidentale) des illusions par des vivants malveillants, déguisés, enfin identifiés. Ils vivent et toi itou, tous à moitié fous (et flous), éphémères explorateurs d’un voyage fantastique à la Fleischer, d’une odyssée immobile, mouvante, émouvante, de chair et de matière (grise), de stries et d’esprit, de peau et de ciboulot. Le manichéisme, à la niche. L’équilibre, qu’il vibre !

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