Paprika : La Putain
Rivale de La Dame de Shanghai (Orson Welles, 1947) ? Retrouvailles + funérailles.
À la mémoire de Katyna Ranieri (1927-2018)
Paprika manque de piment, Paprika
ne passionne pas. En 1991, Tinto Brass concrétise sa transposition de Fanny
Hill (1748) et semble relire son propre Salon Kitty (1975). Délocalisé dans
l’Italie de la fin des années 50, crépuscule législatif des maisons closes,
comme si le déplacement bien-pensant du problème de la prostitution suffisait à
le résoudre, le roman d’éducation, rédigé en prison, du Britannique John
Cleland conserve sa morale conservatrice, sinon cynique. Au bout de son chemin
pas si malsain, l’aimable Mimma, même sodomisée puis endeuillée, acquiert
fortune et renommée, achète un beau bateau à son marin enamouré, se prélasse
sur sa terrasse, face au lac de Côme couvert, en compagnie d’une amie très
proche. Boucle bouclée callipyge : ouvert sur son postérieur, le film se
termine sur celui d’une statue. Auparavant, la novice conduite au creux du vice
se déniaise vite, visite plusieurs établissements, plus ou moins select et accueillants. Trahie par son
petit ami, elle décide de tapiner pour de vrai, se met pour ainsi dire à son
compte, à l’ombre du compte à rebours précité. Au cours de ses mésaventures,
elle connaît quelques aventures, guère antonioniennes, quoique, elle s’initie
au saphisme, caresses relaxantes et godemiché empoussiéré en sus, elle se fait
abuser par un proxénète, un oncle malhonnête, elle assiste impuissante au
trépas d’une consœur, elle convertit fissa au lesbianisme une journaliste gonzo déguisée en homme, elle
s’illusionne et vend du rêve, elle côtoie l’aristocratie, dépucelle le fils,
épouse le père, elle retrouve une dernière fois son chez-soi, enfin, celui de
Madame Colette, qui pleure et qui rit, maquerelle amicale de commerce milanais,
charnel, désormais bel et bien fini, en tout cas sous cette forme, eh oui.
La rebaptisée Paprika ne perd jamais
le sourire, un bain moussant et un massage sensuel de l’athlétique Olimpia
paraissent la purifier du pire, c’est-à-dire d’un avortement exécuté par Brass himself, à Marseille, sur fond de grues
portuaires, probable clin d’œil à Un carnet de bal (1937) de Julien
Duvivier, avec Pierre Blanchar dans un similaire costard. Paprika se déroule en
huis clos mais ne nous voici pas à Salò. Pasolini et ses fascistes, ses
hôtesses, ses esclaves, peuvent aller se faire voir en enfer. Débarrassé de l’arrière-plan
politique et dramatique de La Clé (1983), Tinto se livre à une
recréation, à une récréation, et sa Colette plaisante avec ses pensionnaires,
appelle son clébard Whisky, quand sa Kitty espionnait naguère les sinistres nazis.
Afin d’apprécier Paprika comme il se doit, il convient d’aimer les comédies,
érotique(s) d’une nuit d’été, rajoute Woody Allen. Peut-on préférer La
Mort aux trousses (Alfred Hitchcock, 1959) à Sueurs froides (pareil, 1958), la copie
plaisante, divertissante, désinvolte, à l’original vertigineux, wagnérien,
funeste-réflexif ? Pourquoi pas, pas mon cas. Réponse prospective au
sérieux dérisoire de L’Apollonide : Souvenirs de la maison close (Bertrand
Bonello, 2011), Édith Piaf & Léo Ferré substitués aux Moody Blues, Paprika
souffre de sa superficialité, de sa minceur d’épaisseur, de sa carence en
chair. Les seins, les fesses, les toisons, les érections, vraies ou fausses,
exhibent en réalité un évidement, du récit, des personnages, des enjeux,
narratifs et sociétaux. Tinto Brass passe-t-il à côté de son sujet, de sa muse
que nul lecteur sadien ne confondra avec Eugénie ou Justine ? Oui-da, ou
plus exactement il ne s’en soucie pas, il se contente d’esquisser une personnalité assez
transparente et un milieu un brin pasteurisé.
Rassurons les lectrices féministes et
abolitionnistes, Paprika ne verse point dans l’apologie, malgré un sous-titre
d’affiche incitatif. Et les pauvres mecs entichés de machisme iront s’astiquer
ailleurs, en dépit d’un passage à tabac entre toi et moi, d’un viol ferroviaire
express, d’une gérontophilie en famille.
Le X n’intéresse pas notre cinéaste vivace, élégant, trop épris de ses modèles
magnifiés pour les soumettre au régime souvent mécanique, clinique,
gynécologique, de la pornographie, transalpine ou pas. Quelque chose de
l’adolescence, voire de l’enfance, nimbe ces jeux gracieux et malicieux
déroulés entre adultes consentants, de rangs différents, et le mélodrame se
réduit à une morte sur un lit, à une repentance in extremis, la main de
la prostituée à l’agonie, une pensée pour Marguerite Gautier, tenue par un curé
reculotté, revenu à son métier, et la maturité se résume à un regard caméra de
désespoir dissimulé, lorsque l’une des tenancières évoque son IVG d’hier.
Dépourvu de pathos, de misérabilisme, de misogynie et de misandrie, Paprika
repose avant tout sur le charme candide et l’énergie communicative de la convaincante, débutante,
débordante Debora Caprioglio, sur la direction de la photographie
fastueuse de Silvano Ippoliti, sur les décors évocateurs de Paolo Biagetti, duo
de fidélité. Monteur davantage que mateur, fumeur notoire de gros cigare, Brass
délaisse à ceux qu’ils émoustillent le salace, le dégueulasse, et sa trivialité
au bidet, au lavabo, bientôt bibelots
de vente aux enchères, ma chère, ne se départit pas de sa rapidité, de son
espièglerie, de son caractère ludique, rétif à la tristesse pornographique.
Bien sûr, je prise la tension, l’émotion, de Salon Kitty, de Caligula
(1979), de La Clef, du Voyeur (1994) et les privilégie à Paprika,
à All
Ladies Do It (1992), d’inspiration mozartienne, tu t’en doutes à
l’intitulé.
Cela ne signifie pas qu’il s’agit
d’un piètre opus, d’une bande de
plus, d’une brochette de galipettes simplettes pour nostalgiques de lingerie,
au contraire. Avec ses limites et ses réussites, Paprika n’ennuie pas,
séduit à sa mesure, tel un baiser volé, un parfum diffus. On y reconnaît
Martine Brochard & Valentine Demy, Paul Muller & John Steiner, le
compatriote Stéphane Ferrara, on y découvre Nina Soldano, on y cherche Maria Cristina
Mastrangeli. Certes, le scénariste Bernardino Zapponi fit mieux, cf. Les
Frissons de l’angoisse (Dario Argento, 1975) ou Le Grand Embouteillage
(Luigi Comencini, 1979) et les ritournelles du maestro Riz Ortolani ne
s’alignent pas sur le niveau du thème majeur de Cannibal Holocaust (Ruggero
Deodato, 1980) ni de la chanson Oh My Love, sublimée par sa femme
Katyna Ranieri, composée pour Addio zio Tom (Gualtiero Jacopetti
& Franco Prosperi, 1971) puis réutilisée par Drive (Nicolas Winding
Refn, 2011). Signalons aussi, en souvenir des débuts gauchistes de Brass, une
scène disons drolatico-marxiste, durant laquelle un industriel âgé se fait endaufer
par un ouvrier baraqué, désigné sous le sobriquet de café. Dans ce miroir
infidèle, déformant, d’une œuvre littéraire et d’une réalité sociale, les
miroirs abondent, volontiers ovales, métonymie d’un métrage à nouveau placé sous le signe
de la courbe, des courbes et des formes féminines. En 1994, Claude Miller dénomma
son propre portrait d’un gynécée Le Sourire. Paprika pourrait
reprendre ce titre, sans s’apparenter à ce ratage. Peut-être que sa valeur
ultime réside dans sa joie de vivre, ou survivre, en écho inversé à une
décennie de SIDA. Peut-être que Tinto Brass, atteint de fellinite implicite,
ressentit le besoin de s’enfermer, de travailler en studio, en autarcie, afin
de chanter les bonheurs et les misères de femmes frivoles, fiévreuses, au fond
fréquentables, au moins dans le cadre de la fiction, alors qu’en dehors sévit,
désormais mondialisé, y compris sur la péninsule italienne, le capitalisme des
corps, des réseaux internationaux, d’une marginalité criminalisée, paupérisée,
dont s’émeuvent avec retard les Nations Unies, préoccupées par sa santé.
Je ne conteste pas, et au nom de
quoi, au caro Tinto le droit de s’égayer, d’alléger, de jubiler ; je
voudrais juste renvoyer, pour une version assombrie, pour une véracité
supérieure, tout autant stylisée, car le ciné, de surcroît contextualisé, se
documente, se mire lui-même, le lecteur
vers le parfait contemporain La Putain de Ken Russell, auquel
j’emprunte le sous-titre de mon article, vers la captivante et poignante
Theresa Russell, travailleuse du sexe violée en avalanche dans un van, s’exprimant à la première personne,
retour à Miss Hill, à la colline des
supplices plutôt qu’aux délices, de préférence gratuits, merci, du mont de
Vénus, pileux ou plus…
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