Prends l’oseille et tire-toi : Notes sur l’argent au/de cinéma
Dividendes et désespérances, dévaluations et décisions.
Le froid la saisit de plus en plus,
mais elle n’osait pas retourner chez elle : elle rapportait ses allumettes, et
pas la plus petite pièce de monnaie.
Hans Christian Andersen, La Petite Fille aux allumettes,
1845
Reprise de réminiscence romanesque :
dans Fatale
de Jean-Patrick Manchette, opus paru
en 1977, l’héroïne maligne, un brin marxiste, se roule sur un lit de billets,
prend son pied par procuration, sa nudité titillée par l’édredon de biftons.
Ah, très cher argent, que ferions-nous sans toi, dis-le moi, au cinéma, au-delà
? À défaut du paradis, nous irions tous aux restaurants dits du cœur, nous
userions notre sueur au pauvre prix de notre labeur, « travailleurs
pauvres », comme disent les sociologues, vains observateurs à l’abri du
malheur, guère de la connerie, eh oui. Comment faisait-on auparavant, avant la
Renaissance et ses banques, matrice italienne du capitalisme désormais
mondialisé ? On troquait, on s’arrangeait, on ne se préoccupait pas encore des
valeurs variables du marché virtualisé. Le passé par conséquent plus généreux,
spirituel, moins envieux, matériel ? Bien sûr que non, cesse de nostalgiser ce
qui n’exista pas, nulle part, jamais, songe une seconde aux misères, aux
pillages. Cependant, maintenant, l’argent mène la danse, macabre, impitoyable,
et même les systèmes supposés alternatifs par rapport à lui se définissent. Au
ciné, tu le sais si tu me lis, moi qui écris de manière désintéressée, sans me
faire du fric avec de la publicité, il traverse moult métrages, je me
contenterai, par exemple, par ordre de publication, d’énumérer, de t’y renvoyer,
A
Touch
of Sin (Jia Zhangke, 2013), Scarface (Brian De Palma, 1983), La
Légende du saint buveur (Ermanno Olmi, 1988), Zabriskie Point
(Michelangelo Antonioni, 1970), The Market (Ben Hopkins, 2008), 11.6
(Philippe Godeau, 2013), Le Trésor (Corneliu Porumboiu,
2015), The Lesson (Kristina Grozeva & Petar Valchanov, 2014), Manille
(Lino Brocka, 1975) ou Ligne de crédit (Salomé Alexi, 2014).
Votre serviteur littéraire, rétif aux chiffres, commit
aussi un essai de saison, à propos du financement de « l’industrie »
cinématographique, amitiés ministérielles à André Malraux, intitulé Moi y’en
a vouloir des sous, si vous disposez d’un peu de temps supplémentaire,
qui s’épuise vite, qui ne reviendra pas.
D’autres réminiscences font la différence, avec le tout-venant proverbialement « sonnant
et trébuchant », citons L’Éclipse (Antonioni à nouveau, 1962)
et sa scène à la bourse romaine à rendre risible le diptyque Wall
Street (1987 + 2010) d’Oliver Stone, d’ailleurs scénariste de la montée
mortelle de Tony Montana, malfrat cubain transformé en incarnation
ploutocratique-sarcastique du « rêve américain » à vomir, à périr
dans une piscine ensanglantée, presque empruntée à Suspiria (Dario Argento, 1977).
Un an plus tard, De Palma portraiture avec tendresse, davantage que tristesse,
l’empire cheap de la pornographie US,
cf. la fesse tatouée de Melanie Griffith selon Body Double (1984), comédie
noire, méta, sentimentale, sur un vrai-faux queutard cocu et claustro, mais en
2018, l’argent paraît toujours demeurer l’ultime tabou de l’imagerie a priori impudique, une pensée de
proximité, en parallèle, émancipée, pour la prostituée cinéphile de Vivre
sa vie (Jean-Luc Godard, 1962, critique express à parcourir). Ainsi, la sympathique et humide Dee Williams
peut accepter, souriante, désarmante, de se faire uriner dans la bouche, le
vagin, l’anus et néanmoins motus sur
le montant de ses appointements, de ses défraiements de money shot. Le plan qui rapporte, informons les naïfs, exhibe
l’éjaculation masculine, offrande documentaire principalement déposée sur le
visage de la rémunérée partenaire. Le X, cas d’école pour économistes,
décantation, sur fond de copulations épuisantes, du cadre monétaire,
planétaire, contemporain, où tout se commercialise, se consomme, à l’exception,
peut-être, de la pédophilie, « niche » nauséeuse pour amateurs
malades, gendarmes numériques, aux cauchemars à domicile.
Quant à « l’horreur », sœur jumelle
de stigmatisation, elle sut pratiquer un didactisme ludique, édifiant, refroidissant,
notamment via la séquence de « vente
aux enchères » de Hostel, chapitre II (Eli Roth, 2007),
matérialisation de l’Internationale insoupçonnable du kidnapping, de la torture en montage alterné, simultané, acmé de split screen incluse. « L’argent ne
fait pas le bonheur », voire le défait, affirment ceux qui en possèdent,
affolés à l’idée que les démunis se mettent en tête de les mettre à nu, de
rééquilibrer la balance des souffrances. Qu’il y contribue ou point, le blé reste
recherché, à ne pas empocher, blague l’élégant Jean Gabin de Touchez
pas au grisbi (Jacques Becker, 1954) ou crache le Francis Blanche bourré
des Tontons
flingueurs (Georges Lautner, 1963), Albert Simonin en commun. Gabin, tu
t’en souviens, restait stoïque durant la coda dépitée de Mélodie en sous-sol (Henri
Verneuil, 1963), relecture mouillée, piscine bis, du final fatal de L’Ultime razzia (Stanley Kubrick, 1956).
Dupliquer, démarquer, cela indiffère le faussaire, à moins d’être aussi
mystique que Willem Dafoe dans Police fédérale Los Angeles (William
Friedkin, 1985), peintre incendiaire, au salaire de souillure. Retour en
arrière, aux illustrations de mon texte précité : j’adressais des clins
d’œil non légendés, toutefois chronologiques, cosmopolites, aux Aventures
de Robin des Bois (Michael Curtiz, 1938), aux Raisins de la colère
(John Ford, 1940), au Salaire de la peur (Henri-Georges
Clouzot, 1953), à La Nuit du chasseur (Charles Laughton, 1955, matez mes albums),
au Fanfaron
(Dino Risi, 1962), à Bonnie et Clyde (Arthur Penn, 1968),
aux Femmes
de Stepford (Bryan Forbes, 1975), à L’Argent (Robert Bresson,
1983), à It’s a Free World! (Ken Loach, 2008) et au Loup de Wall Street
(Martin Scorsese, 2013), l’inimitable Louis de Funès, alors grimé en Harpagon (L’Avare,
LDF épaulé par Jean Girault, 1980), placé au sommet de l’article.
L’an prochain, si tout va bien, en
tout cas pour les forçats invisibles de Bercy, le peuple de France, dorénavant
aligné sur des voisins européens, verra son impôt « prélevé à la source »,
ponction ponctuelle du beau bulletin de paie. Gageons que cela ne l’empêchera
pas de continuer à se rendre au cinéma, à se rendre aux autorités autorisées,
en matière de gestion de ses émoluments, de ses émotions. Dans une société à ce
stade aliénée, psychodrame quotidien miroitant la moralité à la fois drolatique
et désenchantée du Système du docteur Goudron et du professeur Plume (Edgar Allan
Poe, 1845), la folie de conférer autant de prix à un morceau de papier, à des
graphiques ésotériques, paraphe l’insanité généralisée, son évidence
d’acceptation, d’horizon. Méritons-nous mieux que les admonestations
condescendantes de Monsieur Emmanuel Macron, pitoyable pantin capable, on
ignore par quel miracle laïc, de métamorphoser Michel Onfray, philosophe
fastidieux, médiatique, narcissique, qui s’imagine Diogène du « doigté »,
du « fondement », en proctologue vaguement homophobe, assez
sinistre ; que les déboires sexuels, scolaires, du bibendum/baron Luc
Besson ; que l’ironie jolie du millionnaire Dany Boon déguisé en Radin
(Fred Cavayé, 2016) ? Je l’espère bien, ou sinon suicidons-nous aussitôt, laissons
les médiocres magots gouvernementaux, d’affreuses filmos, à nos héritiers
désargentés, condamnés à grandir, à mourir, sur un astre lui-même déjà
programmé pour le désastre. Qu’importe la pollution, tant qu’au total, majuscule
optionnelle, je m’en mets plein les poches, je macule d’excréments les écrans
du mercredi, je vis ma vie et ensuite ma mort à crédit, déprime à la Louis-Ferdinand Céline.
Pourtant, rien n’oblige à s’agenouiller, à suivre le mouvement d’immobilisme, à
dépenser ses euros falots, afin d’engraisser les ogres moroses, magnifiques,
misérables.
Souviens-toi du vif-argent, métal
liquide, élément hurlant, ancienne dénomination du mercure, messager motivé de
renouveaux individuels et collectifs, à portée de main, de porte-monnaie, de
caméra louée ou achetée. Souviens-toi du cinéma, de ses puissances, non
résumables aux finances, au contraire. Souviens-toi de ce que tu vaux, de tes
mille et un possibles, ne t’endors pas sur des idéaux dérisoires de dollar, ne te déforme pas car adossé(e)
à la doxa. Essaie la gratuité, le don, l’abandon, à soi, à autrui, pas à la
coercition ni au déni. Le bois des chèques, de la langue, ne t’y résous pas,
fous-y le feu. Brûler un billet, Serge Gainsbourg, ou Serge Gainsbarre, allez
savoir, le fit en direct, remember 7 sur
7, en 1984, décennie mitterrandienne. En 1986, Chow Yun-fat, mafieux à
lunettes noires, l’imita en différé, pour l’éternité, dans Le Syndicat du crime
dépeint par John Woo. Il t’appartient d’interpréter ce geste outrancier, quasiment
sacrilège, en démonstration de geignarde obscénité ou de suprême liberté. Le
présent t’appartient, contrairement à demain, indécidable, donc indicible. Certes,
même tes obsèques te coûteront – prévois de quoi les payer, passe à autre
chose, solde le compte des rancœurs, des renoncements, des reportés (re)commencements.
Le ciné, je l’affectionne et je m’en fous, il m’enrichit et me paupérise, il
immortalise et vampirise. Tu peux quand même compter, à côté de ton compte
courant, sur le regard d’un amour, d’un ami, de ta mère, de ton frère, pour valoriser ta vie. Tu peux
escompter que le film, parfois, te revaudra ça, te remboursera de tout ce que
tu investis sur/en lui, à raison ou à tort. Seuls les habitants des cercueils,
au fond, se fichent fondamentalement des riches, seuls les gosses en guenilles
savent s’émerveiller, boucle bouclée avec la gamine crève-cœur du Danemark
damné, Nouvel An levé sur un cadavre d’enfant, une âme envolée. Le Ciel ?
Inaccessible. L’essentiel ? Un échange, hors de tous les taux de change.
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