Histoires de cannibales : Scary Movie
Grosse bouffe et pas le temps de dire ouf.
Le deuxième film de Tsui Hark, sorti
en 1980, se termine par l’une des images à la fois les plus affreuses et
généreuses du cinéma chinois de ce siècle-là. Le réalisateur offre
littéralement son cœur au spectateur, qui n’en demandait pas tant, que le don,
sinon le ton, indifféra. Comédie horrifique et accessoirement satire du
communisme, Histoires de cannibales demeure trente-huit ans plus tard un
film définitivement fou et radicalement rationnel. Non seulement le cinéaste
signe une œuvre d’une vitesse impensable selon l’étalon d’action hollywoodien,
où chaque plan, presque au bord de l’hystérie, conserve une clarté remarquable,
une lisibilité ludique, surtout lors des affrontements cycliques, mais en en
sus il s’inscrit dans le sillage d’un cannibalisme d’époque et dialogue ainsi
avec Zombie
(George A. Romero, 1978) puis le parfait contemporain Cannibal Holocaust
(Ruggero Deodato). Moins méta que l’Italien, le Hongkongais rejoint l’Américain
dans sa moralité de la consommation généralisée, au propre et au figuré. En
Chine ou au supermarché, on se fait tous toujours bouffer, tout dépend comment.
« Les lettrés aiment l’outrance » dit l’un d’eux, doté d’un curieux
marque-page, très carné, alors Tsui Hark, tout sauf autodidacte, la pratique
avec une gourmandise jamais épuisante, constamment roborative. Au menu, un
agent 999, à faire défaillir le X 27 de von Sternberg (1931), un voleur nommé
Rolex, en retard sur la route de la rédemption, un voyageur à lunettes de John
Lennon, originaire de HK, voilà, plus un chef lecteur ému de Sophocle, ah, la
solitude œdipienne de la dictature, un instant assimilé, assis, à Lincoln
statufié, olé, un travesti baptisé Vietnam Rose, découpé à plusieurs, une
esclave sexuelle à l’insu de son plein gré, la prisonnière et pragmatique
Eileen, sur laquelle s’achève le film, maculée de sang à la Carrie
(Brian De Palma, 1976), tenant et tendant l’organe battant de l’ultime victime
maritime, + bien sûr un bon paquet d’anthropophages, sous des masques moqués
par le flic pourvu d’une montre à gousset.
En compagnie de la troupe intrépide,
pensionnaires d’asile politique et vraiment drolatique, les 90 minutes passent
vite, le cinéphile s’amuse et s’horrifie du même élan. Les scènes de combats et
de cuisine alternent avec une régularité de rime et l’improbable ragoût ne
manque pas de goût, ne procure en aucun cas du dégoût. Ponctué d’emprunts
musicaux à Suspiria (Dario Argento, 1977), Histoires de cannibales
cannibalise le cinéma, son imagerie, son énergie, son appétit. Il se souvient de
surcroît des ancêtres, pas uniquement grecs, un salut à l’épitaphe sacrée de
Wong Fei-hung, bientôt biographié selon Il était une fois en Chine (1991).
Si L’Exorciste
chinois (Sammo Hung, 1980) distrayait avec l’effroi, tant pis pour le
réalisme refroidissant du vrai-faux modèle de William Friedkin (1973), We’re
Going to Eat You, titre international programmatique, affirmatif,
divertit avec le tabou, revisite Lévi-Strauss sans succomber à l’exotisme
raciste des gorissimes plaisanteries transalpines. Notre artiste du slapstick ne filme pas de piètres
primitifs, il filme en franc-tireur des affamés en société, nourris à
l’inégalité, en appétit de révolution. La vraie sauvagerie, organisée, ou
davantage désorganisée, se situe du côté des galons, du commissariat faisant
aussi office de temple, diantre. En ceci, Hark retrouve Ruggero et son
renversement des valeurs supposées civilisées. Œuvre ivre de sa liberté,
adressée à un public qui ne sut le recevoir, l’évaluer à sa véritable valeur,
irréductible aux pochades adulescentes, assez stériles, tournant vite en rond,
d’un Peter Jackson (Bad Taste, 1987) ou d’un Sam Raimi (Evil Dead, 1981), Histoires de cannibales rassasie, ne révulse point, aligne les aphorismes sophistes
et les dictons à la con, associe les « genres » et traverse sans s’en
faire les frontières de la bienséance, du ce qu’il faut que tu penses, en
patins à roulettes alertes, métonymiques, oh chic.
Sis entre le wu xia pian clanique de The
Butterfly Murders (1979) et le terrorisme enragé de L’Enfer
des armes (1980), porté par une distribution à l’unisson, la maîtrise du chorégraphe martial Corey Yuen, ce grand petit
film d’humour noir mérite largement sa redécouverte à domicile, comme un contre-poison
aux macérations et aux indigestions, sur l’écran, grand, petit, ou dans la vaine
« vraie vie », souvent vorace et avaricieuse, excellent apéritif,
voire antipasti, pour des plats majeurs, remplis de grâce et de fureur, appelés
Zu,
les guerriers de la montagne magique (1983), Le Syndicat du crime 3
(1989), Il était une fois en Chine, The Lovers (1994), The
Blade (1995) et la trilogie des Détective Dee (2010, 2013, 2018).
Sinon, ami gourmet, gare aux nouilles souillées d’écailles, a priori de poisson...
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