Un homme marche dans la ville : Le Havre
Le contremaître, le mécontent, la maîtresse, les amarres de la mémoire.
Le prologue portuaire, documentaire, à
la cloche funéraire, trompe un peu : Un homme marche dans la ville (1950)
s’avère vite un mélodrame sentimental (aux allures de thriller triangulaire) et non un tract syndical (camarade cinéphile, console-toi avec Le
Rendez-vous des quais censuré de Carpita, 1950-1953). Il s’agit
cependant d’une sorte de greffon pas si con, d’un métrage d’un autre âge, un
peu trop sage, d’une œuvre brève et suffisamment méconnue pour la mettre en
lumière. Bien sûr, on pense au « néo-réalisme », lui-même à la fois
porté sur le mouchoir et le rasoir, cf. Allemagne année zéro (Rossellini, 1948),
son marmot esseulé, suicidé, un brin délocalisé ici, au « réalisme
poétique », évasion évanouie sur Le Quai des brumes (Carné, 1938) du
Havre, voui, caméo mémoriel de Fréhel, davantage décatie que dans Pépé
le Moko (Duvivier, 1937). Mais en 1949, dix ans après le début de la
guerre, le contexte diffère. La persona
multiple de Jean Gabin semblait redouter une catastrophe (pas seulement celle
de la Shoah) unique et pourtant répétée, sur le point de se (re)dérouler ;
le personnage de Jean-Pierre Kérien évolue au sein d’un environnement vaincu,
de terrain vague, de squelettes d’immeubles en construction, de bar guère
rigolard et de chambre d’hôtel à se faire la belle. Ce climat dépressif, de
stase vaseuse de survivant, assorti d’amours mortes, aussitôt avortées,
s’inscrit dans un sillage, celui, synchrone, de Maya (Bernard, 1949) et Les
Eaux troubles (Calef, 1949). Il reprend en outre le motif de la
(double) dénonciation, magnifié par le Clouzot du Corbeau (1943), lettre
anonyme + fausse déposition incluses. Comme Viviane Romance, Ginette Leclerc,
déjà au centre des eaux troublées, au côté du convaincant Kérien, revient et fait le lien,
entre les imageries, les temporalités, les sensibilités.
Les éphémères effusions de la
Libération finies, enfuies, que reste-t-il ? Il reste de l’amertume, de
l’immobilisme, du racisme disons inoffensif, car jamais acté, a contrario
de l’antisémitisme persistant de Panique (Duvivier, 1946). En 2018, Un
homme marche dans la ville déplaira certainement à Monsieur Emmanuel
Macron (à ses supporters), puisqu’il
dépeint, à travers une mythologie codifiée, sinon ressassée, de vaudeville
vachard, de naturalisme léché, où argotiser, se détester, baiser, fumer, boire,
tant pis pour l’hygiénisme et le féminisme contemporains, un pays tout sauf
guéri, encore englué au creux d’une psyché de perdants, de pauvres gens, de
gens pauvres, à l’orée d’une grisaille (politique et cinématographique) déployée
durant une décennie, avant que la Nouvelle Vague, peu importe ce qu’elle vaut,
ouvre enfin la fenêtre, sorte du studio, aère hier (je schématise à dessein, je
renvoie vers la tonalité révisionniste de mes textes consacrés aux items de Bernard & Calef). Le film
du jour (mon amour) mêle harmonie et schizophrénie, intérieurs en décors et extérieurs in situ. Le grand directeur de la
photographie Nicolas Hayer (en poste sur Le Corbeau et Panique, CQFD) soigne ses
silhouettes, ses ombres, y enfouit les visages, les rues à pavés. La séquence
de la baston, de la chute accidentelle du mari maudit, séduit durablement par
sa force expressive, silencieuse, absurde, ensommeillée, alcoolisée, en rime
assourdie à La Soif du mal (Welles, 1958). En plein jour, le DP captive idem, je pense à un plan d’escaliers
superposés, de civière remontée, qui remémore les pyramides mayas, amitiés
ensanglantées au Mel Gibson de Apocalypto (2006). Mieux, Hayer
éclaire la Leclerc avec une virtuosité enténébrée, parvient à sauvegarder la
beauté sauvage de sa face.
Machiavélique et pathétique,
l’actrice mérite notre éloge, rend ses lettres de noblesse (et de détresse) à
la figure gentiment misogyne de la salope de cinéma (« garce » de
jadis). Même si l’ensemble de la distribution se tient à l’unisson, citons les
contributions savoureuses de Grégoire Aslan, Yves Deniaud, Albert Valmy, elle
représente le cœur du récit, lui insuffle un érotisme matérialiste, incarné,
au-delà du cliché, de lit défait, de repas pas fait. Et Robert Dalban, rebaptisé
Laurent, licencié fissa, assez excellent, la malmène (trois gifles à la
suite !) de la meilleure des manières, à des années-lumière du majordome
bonhomme des Tontons flingueurs (Lautner, 1963). On reconnaît itou
l’aimable Dora Doll déguisée (en indicatrice recadrée) en poupée-prostituée à
lunettes de Lolita, posées sur son coquard d’un soir. Un homme marche dans la ville
propose un cosmopolitisme de situation, comprend ainsi un « métèque »
de Grec, des « Noirs » au mouroir, à la politesse (promiscuité) mutique,
un trafiquant (de bouteilles, de cigarettes) flamand amouraché, in fine soupçonné par le policier finaud,
magnanime. En effet, le réel responsable de la dégringolade (docker de malheur) débarque in extremis au comptoir, séparé de ses
adversaires inconscients par un pilier adéquat au milieu du cadre. Cette
ironie, du sort, du port, cette façon de ne pas finir par une fin heureuse,
sentencieuse, de boucler la boucle en panoramique de panorama, surplombé par une sirène sinistre (la trahison nocturne
de Madeleine s’accompagne de grincements de grues anxiogènes), précédé par une
plongée sur l’épouse endeuillée, alitée, inanimée, gisant sans enfant, le (« pauvre »)
gosse (orphelin, tiens) envoyé chez sa sœur plus cossue, un mot de pardon
glissé sous la porte close par l’accusé innocent (quoique, queutard par hasard),
qui redescend, qui avise une autre femme, observe ses fesses dessinées par sa jupe
noire serrée, poursuit sa propre route, de frustration, d’insatisfaction,
d’absence d’horizon, tout ceci fixe le vrai prix de Un homme marche dans la ville,
titre descriptif doucement sarcastique.
Jean marche et toutefois ne va nulle
part, il ne prend pas de bateau afin de retrouver sa Frau, il raccompagne à la
gare un béguin éteint, il admire le boulot de ses collègues, coque impeccable,
ne paraît pas y prendre part, presque leur supérieur, leur médiateur, néanmoins
soumis au conducteur de jeep qui se
taperait bien la MILF indifférente, voire revêche. Souvent drolatique, délesté
de tragique, de musique, l’adaptation provient d’un bouquin signé Jean Jausion,
résistant épris d’une Juive déportée-dénoncée par son papounet (à lui), de quoi
ravir les psys se piquant de romans. Acteur pour Rome, ville ouverte
(Rossellini, 1945), scénariste pour la team
de Visconti (Paisà, 1946), Marcello Pagliero, actif en France, en Italie,
délivre un ouvrage évocateur qui, sans surprise, perturba la doxa partisane du PC,
de la CGT, même de la Centrale catholique du cinéma (déprogrammation sur place
jusqu’en 1987, diable). Certes, le film manque de lucidité sociale, de
dynamique marxiste, il montre des ennemis intimes, en autarcie, il dédouane le
patronat, il associe syndicat et assistance, et pension (d’oraison), pas
contestation, pas révolution. Mais le cinéaste, attentif, précis, plusieurs
fois inspiré (scène sèche et poignante du bambin en train), ne filme pas, avec
paresse, complaisance, des salauds, des porte-idéaux, des tarés littéraux, à la
Lantier molto loco sur sa loco à la sauce Zola (ou Renoir, remember La Bête humaine, 1938). Il compose
(sens graphique et mélodique) un conte moderne sur une cité bombardée (par les
Alliés), rebâtie, sur des êtres blessés, brisés, victimes de leurs illusions
(amoureuses) à domicile (très modeste), sur la fragilité des affections, sur la méconnaissance réciproque des
sexes, bagarre masculine de défouloir, d’exutoire, à la Victor Victoria (Edwards,
1982) en sus. Malgré une recrue taciturne de l’Armée du Salut, vendeuse de
journaux congédiée sans un mot, la rédemption ne survient point, l’attente ne
sert à rien, à rien d’autre qu’à se faire larguer, auprès de linge immaculé mis
à sécher, par le vent agité.
Le ciel et la mer immenses de
l’ultime plan demeurent incléments, absents, géographie génétique (acception
biblique) et athée d’un dénouement sobrement dramatique, laconique. La mer, la
mort, la mère, le premier port – en 1958, Clara Renaud, génitrice française de Marcello Pagliero, natif British, invité parisien-sartrien de 1947, « Italien de
Saint-Germain-des-Prés » selon l’estimable spécialiste (du cinéma
transalpin) Jean A. Gili, se noie au large d’Ostie, un salut à Pasolini.
Soixante-huit ans plus tard, à rebours plutôt qu’en retard, nul trop tard pour
(re)découvrir Un homme marche dans la ville, film de réussites et de limites,
film mal-aimé à exhumer, examiner, admirer à sa juste et sincère mesure, de
désespérance stimulante, de paradoxe esthétique pertinent.
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