First Reformed : Journal d’un curé de campagne
Épilogue à la Pickpocket (Bresson, 1959) ? Mieux puisque puits lumineux.
First Reformed (2017) se termine comme Obsession
(De Palma, 1976), à savoir par un travelling
circulaire à 360 degrés autour d’un couple enlacé, comme si Paul Schrader
adressait un salut de pardon à la transposition de son scénario, amputée d’un
troisième acte a priori superflu. Ici, toutefois, point de lyrisme catholique,
opératique, mélodramatique (ma plume complimente), plutôt une austérité de
protestant, un dépouillement de dén(o)uement, une éthique de l’esthétique à
transformer le glamour de American
Gigolo (1980), La Féline (1982) et Mishima
(1985) en hérésies à renier. Même le funèbre Étrange Séduction
(1990) paraît presque guilleret comparé à l’opus
présent. Film enneigé, film endeuillé, film d’une radicalité décantée en rime à
celle de Crash (Cronenberg, 1996), First Reformed laisse aussi
percevoir des correspondances avec Taxi Driver (Scorsese, 1976), Hardcore
(Schrader, 1979), Mosquito Coast (Weir, 1986) et La Dernière Tentation du Christ
(Scorsese, 1988). Douze (apôtres) ans après le ratage de Dominion: Prequel to the Exorcist
(2005, donc), Schrader délivre un item
modeste et majeur, une œuvre à la fois limpide et insidieuse, refroidissante et
fiévreuse, qui bouleverse in extremis,
via le plan précité, mouvement
gracieux (voire vertigineux) matérialisant la grâce inespérée, scène
suprêmement érotique car tournée vers la vie, emportée par son élan désarmant,
accompagnée par le chant guère profane d’une femme pourtant repoussée, pauvre
Esther soucieuse et méprisée (Victoria Hill, docile, fébrile).
Le journal intime de Toller, révérend
rongé par la perte de son fils en Irak, soldat enrôlé par ses soins, mort pour
rien, par un divorce, par son sacerdoce, accessoirement par un cancer de l’estomac (reprise de la
pathologie de Claude Laydu) soigné à l’alcool ambré, ressemble à Bernanos par
Bresson, certes, n’appartient néanmoins qu’à Schrader, à lire (et visionner, en
VOST) en « prière » prévue d’une année adressée au spectateur, y
compris athée, remplie d’impuissance, de désespoir, de colère et cependant
stimulante, parfois amusante, citons, lors de la scène de dispersion des
cendres, une complainte écologique de Neil Young exécutée par une chorale bien
couverte, sur fond d’épaves portuaires polluées à la Vidéodrome (Cronenberg,
1983), ou encore un dialogue (de sourds) dos tourné, gros fauteuil idem, avec le patron (double sens) de
Abundant Life, prospère entreprise religieuse financée par un industriel
sinistre (possible pléonasme). Shooté en trois semaines, avec un budget modique
(pour une production US, bien sûr, en sus indépendante), présenté à Venise, directement sorti en DVD
(honte aux distributeurs et exploitants français), rebaptisé de l’explicite et
lourdement didactique Sur le chemin de la rédemption, First
Reformed s’autorise ainsi à pratiquer la satire sans en abuser. Doté
d’un argument mêlant avortement, terrorisme vert, souvenir de l’abolitionnisme
et penchants suicidaires (au fusil de chasse puis au déboucheur de
canalisations), le métrage faussement sage ne cède jamais à la tentation du
dolorisme et séduit par son stoïcisme, son statisme (on compte les courts travellings sur les doigts d’une main, le
premier, rallongé, en contre-plongée, constituant l’incipit ecclésiastique), son jansénisme.
Si Yakuza (Pollack, 1974)
ressuscitait une amitié transfrontière au sein d’un triangle sentimental, si Hardcore
racontait la quête d’un père à la poursuite d’une Eurydice descendue dans le
milieu du X, Toller, déjà orphelin du fruit de ses entrailles, ne dispose pas
d’assez de temps pour apprivoiser (et sauver) Michael, fiston de son of a bitch, résume le flic laconique
en guise d’oraison, terrassé par son démon à demeure, par sa hantise d’une
descendance condamnée à vivre dans une vallée de ténèbres et de larmes,
éclairée par les flammes infernales du réchauffement climatique, amen. Du macchabée ensanglanté, à la
tête explosée, aux pieds croisés, Toller récupère le gilet explosif et, in fine, l’épouse parturiente, sur le
point de se rapatrier en famille à Buffalo, Dio
mio. Le rapprochement, sinon le miracle, s’accomplit en deux étapes, l’acmé
de coda précédée par un rituel (à défaut d’un rite) incluant (jadis) cannabis partagé, respirations
accordées. Notre prêtre s’allonge au sol et Marie (oui, homonyme matriciel,
maternel) vient se coucher sur lui, poser ses mains sur les siennes, effleurer
son nez du sien. Schrader, à l’orée du sublime, au bord du risible, territoires
extrêmes et mitoyens, donne alors à voir une lévitation entre Tarkovski et le
Richard Donner de Superman (1978). Chastes avatars d’Adam & Ève, Toller &
Marie survolent un Paradis immaculé, verdoyant, vite souillé, damné, enfoui
dans un fondu au noir dépourvu d’espoir. Parallèlement à ces événements
troublants se déroulent les préparatifs d’une commémoration, celle du quart de
siècle de l’institution d’origine hollandaise, et le protagoniste décide de se
sacrifier in situ (on songe au Johnny
Smith de Dead Zone, Cronenberg, 1983), d’envoyer au Ciel les fidèles et
les filous, revêtu de sa dynamite narcissique portée avec une rigueur très militaire.
Heureusement, Marie arrive, épiphanie
contre l’interdit (la dissuasion de présence) et du fil de fer (barbelé) fera,
ma foi, l’affaire, écorchera suffisamment, enroulé sur la chair repentante, sous
la robe blanche bientôt rougie. Découvert au temps de Explorers (Dante, 1985), le revenant Ethan Hawke, impliqué,
impeccable, porte la moralité de modernité sur ses épaules de crucifié,
d’ancien aumônier de mecs en uniformes, bien épaulé par Amanda Seyfried &
Cedric Kyles. Lui-même secondé par le talentueux DP Alexander Dynan, Paul
Schrader signe un film assourdi, vibrant, intime et intimiste, individuel et
adulte. Un orgue peut se réparer, mais une âme d’homme ? Cassé par le
ressentiment (drolatique scène d’échange avec la jeunesse, sur le modèle des Alcooliques
Anonymes), par la culpabilité (remarque de Balq au restaurant, moralisme
cynique déguisé en humilité), revigoré par une balade à vélo (et en duo), un type
peut-il se rétablir, mener une vie plus « juste » à l’intérieur d’une
société (d’un environnement planétaire) injuste, n’en déplaise à Monsieur
Emmanuel Macron, Président par intérim, Président Playmobil, Président du fric
et de la frime, qui se lamente auprès du tombeau de Charles de Gaulle à propos
des jérémiades des « Gaulois », vous ne connaissez pas votre chance
de vivre en France, sous ma gérance d’ersatz de Salomon à la con, méprisant et
méprisable, transparent et incompétent ? Il peut essayer, en tout cas, à
l’instar de ses prédécesseurs sauveurs d’esclaves noirs sur la route du Canada.
Il peut sillonner en voiture, amitiés à Travis Bickle, des mean streets aussi
obscures et davantage sauvages que son cœur brisé, sacré. Il peut rester
éveillé la nuit entière, sa nuit à Gethsémani à lui, jusqu’à l’aube rose,
morose, peut-être salvatrice, renaissance moins incertaine que celle de Max
Renn.
Les voies du Seigneur demeurent
impénétrables, pontifie-t-on, tandis que First Reformed se comprend tout à
fait, s’apprécie pleinement. Cadré pour ainsi dire au carré, en 1.37 antique,
les espaces et les visages découpés avec une précision de chirurgien
kubrickien, le métrage intelligent et fervent de Paul Schrader se tient, Dieu
merci, à des années-lumière de la messe, du sermon, de l’apitoiement, de
l’eschatologie. Et lorsque Marie & Ernst – elle l’appelle par son prénom,
nous le découvrons grâce à elle – s’enlacent, s’embrassent, à pleine bouche, en
noyés à la rescousse, on sait que l’ouvrage atteint le divin, le vrai,
immanence-transcendance à portée de main, d’étreinte, de déraison, en
supérieure justification. Durant quelques secondes en état de grâce, la
douleur, l’absurdité, la solitude, le manque de mansuétude, de sollicitude,
tout disparaît, se dissout en amour fou, poignant, réconfortant, mystérieux,
évident. La rédemption ? Ton émotion. Le courage ? Ton corsage. La
réforme ? Tes formes. Les puissances ? Nos enfances. Un film à
célébrer ? First Reformed, ma sœur, mon frère (ma disciple, mon
adversaire), de cinéma et au-delà.
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