Belladonna : La Sorcière


Exorcisme ? Érotisme. Procès ? Psyché.


Que pourrait penser Jules Michelet de cette transposition japonaise de sa Sorcière (1862) littéraire ? Parions qu’il l’apprécierait, puisqu’elle sait conserver, par-delà sa propre liberté, style et sujet, son esprit précis, assemblage de romantisme révisionniste, de marxisme fantasmatique et de sensualité ancestrale. Film féminin sur une femme au fond très fréquentable, Belladonna (1973) évacue l’écueil du féminisme victimaire et du manichéisme moralisateur. Sacrifiée par une seconde femme de classe supposée supérieure, Jeanne demeure une force qui va, qui ne faiblit pas, même déchirée de manière littérale par un viol évident, individuel, ensuite implicite, collectif, à coup de chauves-souris rouge sang comme évanouies de son vagin meurtri. La scène, tout sauf obscène, constitue un moment marquant, mémorable, l’un des sommets d’expressivité de l’animation nippone des années 70. Héroïne de son temps, à la fois de production et de récit, c’est-à-dire insoumise, lascive, amoureuse, victorieuse, la magicienne terrienne périt brûlée sur un bûcher, marginale dérangeante, rivale du pouvoir, consœur de pucelle hexagonale incinérée, mais son souvenir stimulant lui survit et son visage en vient à recouvrir celui de toutes les femmes présentes au spectacle atroce, héritières éloquentes, silencieuses, d’une juste lutte, irréductible au cadre sexué. Plus tard, la voici de retour sous les traits familiers, seins dénudés, de La Liberté guidant le peuple (Delacroix, 1830), muse révolutionnaire, active, pas décorative, à l’assaut des Bastille d’hier et d’aujourd’hui. En découvrant ce magnifique mélodrame étymologique, malheureusement méconnu, on ne songe pas, en tant que cinéphile occidental entiché de pelloches asiatiques, aux Contes de la lune vague après la pluie (Kenji Mizoguchi, 1953), à La Femme des sables (Hiroshi Teshigahara, 1964), à Onibaba (Kaneto Shindō, idem), à Ring (Hideo Nakata, 1998).



Non, on se rappelle plutôt les égéries de Gustav Klimt, Alfons Mucha, Egon Schiele, Jean-Claude Forest, Paul Gillon, Milo Manara, Bill Sienkiewicz et Leiji Matsumoto, René Laloux & Roland Topor, renvoyons vers le contemporain La Planète sauvage, arpenté par votre serviteur. Belladonna, aka La Belladone de la tristesse, voire l’inverse, cf. le titre d’origine, termine une trilogie tressée par Osamu Tezuka et toutefois nous voilà loin de l’univers juvénile, livresque, d’Astro, le petit robot, même des Mille et Une Nuits (1969) et de Cléopâtre (1970), premier puis deuxième pans du triptyque, itou réalisés par Eiichi Yamamoto. Ni Shéhérazade (ou Miriam d’Aladin) ni reine d’Égypte, Jeanne ne cherche pas à sauver sa peau du couteau, à s’amouracher d’un Romain, elle ne demande rien, elle se contente de contracter un prêt (à un usurier au faciès sémite caricatural, passons), elle obtient une influence de nuisance. Qu’importe la peste, la porte fermée d’un Jean apeuré, rétrogradé, peut-être émasculé, sa réserve d’herbes soigne les villageois asservis et provoque les moites émois. La comtesse et son page, tous les deux au pieu, se font transpercer façon La Baie sanglante (Mario Bava, 1971) par l’époux jaloux, jadis défloreur dépourvu de pudeur. L’invitée à la cour signera son arrêt mortel via une réplique bravache, de vengeresse atteinte d’hubris. Régner sur le monde entier, vraiment ? Davantage le transformer en douceur, en profondeur, le rendre moins immonde, moins inégal-féodal. Porté par les compositions précieuses, planantes, du jazzman Masahiko Satoh, les chansons de son épouse Chinatsu Nakayama (et de Mayumi Tachibana pour l’ouverture, jolie sucrerie due à Asei Kobayashi & Yū Aku), incluant Tatsuya Nakadai, croisé dans Hara-kiri (Masaki Kobayashi, 1962) ou Ran (Akira Kurosawa, 1985), en diable vocal, bénéficiant de l’apport pictural de Kuni Fukai, ici crédité production designer, le métrage emmène, émeut, associe droit de cuissage écœurant et pacte faustien serein.



Échec commercial à sa sortie, il coula un studio et reste encore confidentiel. Pourtant, il convient d’aller vite voir ses merveilles, de se laisser envoûter par son charme graphique et sa moralité d’émancipation. Yamamoto et le directeur de l’animation Gisaburō Sugii parviennent à insuffler une âme parmi chaque plan, c’est-à-dire, littéralement, à animer leur dessin animé, leurs dessins parfois animés, parfois fixes. L’harmonie des traits, des couleurs, des contrastes, des techniques, rejoint celle des dialogues, des paroles et des musiques. Dans Belladonna, tout concourt à enchanter, à troubler, à faire frémir et sourire, mention spéciale au démon déguisé en préservatif. Jeanne, résiliente, puissante, retrouve ses sens, son humour, perd son amour, perd la vie, persiste à (re)vivre en 2018, à travers ma prose tout sauf nécrophile, quoique. Belle femme fracassée, au surnom de plante vénéneuse et cependant salvatrice, elle mérite son exhumation, elle prend  possession de l’œil, du corps et du cœur du spectateur (de la spectatrice, tu me diras, please). Même immobile, elle rend risible l’agitation générale des films d’animation modernes, elle rime avec la langueur de Tarkovski et non avec les hôtels en Transylvanie, elle émoustille en mode suggestif et laisse par conséquent l’excitation à la con à l’explicite hentai, au piteux pinku. Panoramiques de panoramas, zooms avant et arrière de rituel sexuel, rouet de renaissance et robe verte suspecte (sans parler du chapeau rouge de promotion, à la commandant Cousteau !), lynchage et orgasme, drolatique bestialité d’esquisses à la Cocteau, meurtre ultime de Jean, perforé à distance par les lances : autant d’éléments et d’instants étonnants, consistants, évanescents.



Non seulement Belladonna règle son compte au motif a priori misogyne de l’enchanteresse ogresse, mais en outre il contrecarre la tentation de la misandrie et de l’arty. Film modeste et majeur, obscur et lumineux, limpide et mystérieux, violent et gracieux, l’opus prolonge La Cité des morts (John Moxey, 1960) et Season of the Witch (George A. Romero, 1972), vantés par qui vous savez. Pour un soir, mettez de côté les misérables grimoires de Messieurs Macron & Mélenchon, malins de maintenant, de messe noire médiatique, expérimentez une forme de sorcellerie blanche telle une vierge, sauvageonne telle une Amazone. Et que les professionnels de la pornographie ne se méprennent pas, cette Belladonna-là jamais ne se confond(ra) avec la perturbante performeuse du même nom. Michelet peut dormir tranquille, malgré les progrès à accomplir, voire les avancées à maintenir, nous savons que la vraie séduction se situe du côté de la vie, de la sincérité, du naturel, du partage, et non des jérémiades ou du maquillage. Les femmes, des proies, sinon des succubes, des hystériques ? Les hommes, des prédateurs, des prêtres, des psychanalystes ? Point selon ma perspective, pardonnez-moi ou pas. Pour tout cela et le plaisir d’une surprise du samedi, je remercie le sieur Eiichi, je vous engage à rejoindre Jeanne & Jean, dans la France revisitée au pays dit du Soleil-Levant.

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