Un pigeon perché sur une branche philosophait sur l’existence : Les Compères
Suite à son visionnage sur le site d’ARTE, retour sur le titre de Roy
Andersson.
Assez hilarant, voici aussi un film
excitant formellement. Chaque plan-séquence s’avère désaxé, à l’exception d’un
seul, sur lequel je reviendrai. Ce jeu géométrique sur la perspective multiplie
les lignes de fuite et emprisonne les personnages d’un même élan, à l’intérieur
du même plan. Inutile de fuir, mais nécessité de rire, surtout lorsque l’on va
mourir, par exemple d’un accident domestique, en cherchant à ouvrir une
bouteille de vin, en s’écroulant bientôt, victime d’une crise cardiaque tandis
que la ménagère continue à chantonner à la cuisine. Film architectural, pictural
(clin d’œil avoué aux volatiles pensifs des Chasseurs dans la neige
de Pieter Brueghel l’Ancien, tableau itou utilisé par Tarkovski ou von Trier) et
musical, le métrage soigne également le langage, scande les saynètes d’un
obsolète « Je suis content(e) de savoir que vous allez bien » répété
au téléphone, bien qu’il s’apparente à la tradition (façon Keaton) du muet. Au
sein de cet univers délavé, hors du temps, l’Histoire surgit sans prévenir,
épisode sis en 1943, défilé surréaliste d’une armée à cheval (sur le point de
se faire défaire), cauchemar très réaliste de vieillards embourgeoisés,
alcoolisés, assistant au supplice de rôtisserie de Noirs agglutinés dans un
chaudron en action, sous le fouet d’Anglais (peut-être) en uniforme. Là
intervient le cadrage frontal, manière de confronter le spectateur à une
horreur reflétée, surréelle et mémorielle (au feu numérique, rassurons le
CRAN). Ailleurs, une laborantine en ligne et devant une vitre panoramique
affirme qu’il fait trois degrés, alors qu’un cobaye à poils subit une
électrocution à répétition (singe mécanique, rassurons la SPA). Précisons que
le segment s’intitule judicieusement et ironiquement Homo sapiens.
Pas si sage, lesté d’une sourde rage,
le film prend en compte l’argent, la crise du divertissement : nos deux
camelots de farces et attrapes affligeantes – dents de vampire aux canines
rallongées, sac à rire régressif, masque de pépé édenté plutôt terrifiant, cf.
l’employée qui s’enfuit en courant/hurlant – ne parviennent pas à payer leur
fournisseuse furieuse, ni à se faire payer de leurs débiteurs planqués sous une
couverture, répétant « Je n’ai pas d’argent ! », l’un des deux
se recyclera (ou rêvera) en serviteur-complice des vampires racistes cités supra. Oui, les affaires vont mal, et le
monde encore plus, il ne tourne vraiment pas rond, surtout en Suède. Un couple
de danseurs se sépare, des héritiers s’écharpent sur un lit d’hôpital, afin de
récupérer L’Argent de la vieille, en mode Comencini, un ancien capitaine
de ferry, sujet au mal de mer, se
voit contraint de jouer les coiffeurs fuis, en remplacement de son beau-frère
souffrant. Quoi faire, bon Dieu, se soucie la serveuse, du plateau-repas payé
par le cadavre à bord, probablement occis par un infarctus ? Un passager
âgé, enrobé, à lunettes, se dévouera pour aller boire la bière offerte. Tous
ces épiphénomènes, traversés par l’absurdité d’une traversée privée de sens –
cela s’appelle l’existence, paraît-il –, s’enchaînent avec une libre rigueur et
en rimes minimes, liés par une valse vintage,
par un air patriotique transposé en sérénade de baisers. Car l’humour n’empêche
pas l’amour, car cet opus souriant
sait en outre devenir émouvant. Au bar, la boiteuse invite des marins, moins
homos que ceux du Potemkine selon Eisenstein, à régler l’addition via des étreintes en procession. Deux
gamines sur un balcon soufflent des bulles de savon. Un couple à la fenêtre
fume, elle, rousse et rose, penchée sur son épaule brune taciturne. Un autre
duo, sur du sable avec un immeuble au loin, en compagnie d’un chien de nuit vite
assoupi, se caresse discrètement.
Ces instants d’intimité, de
fraternité sexuée, alternent avec des moments déroutants, accès de violence en
présence (Charles XII, Sa Majesté très gay,
ne veut pas de femmes dans le bar, il fait corriger le mec attablé devant la
machine à jouer, à coup d’épée). La mort ? Elle ouvre le film sans
histoire, au muséum d’histoire naturelle, pauvres bestioles empaillées à la
Norman Bates en memento mori en vitrines. Elle constitue la fin
ultime, on le sait bien, on fait comme si on ne le savait pas, on n’y pensait
pas, on ne veut pas rejoindre, non merci, le Paradis promis-garanti par un
disque écouté en boucle (le gardien de la résidence passe son temps à sermonner
les VRP problématiques, refoule un accordéoniste bourré). Jamais dépressif,
déprimant, poseur (malgré un prix important à Venise), déplaisant (le cynisme
des pantins, tare congénitale de la comédie), le film de Roy Andersson peut
bien sûr évoquer l’imagerie d’Aki Kaurismäki, soustrait de sa dimension
mélodramatique (mièvre et bien-pensante, corrigent les cinéphiles les plus
endurcis). Le rire y côtoie le rictus,
le lyrisme l’acidité – comme dans la vie, non ? La dernière scène, sereine
et chorale, révèle l’enjeu des deux (l’œuvre, la vie). Des gens attendent à un
arrêt de bus, un type ouvre sa boutique, un cycliste (le partenaire de Jonathan
marche avec une canne suite à sa rencontre avec un vélo) regonfle sa roue, un quidam s’étonne d’être « encore un
mercredi ». Le secret de la santé (mentale) réside ici, dans la conscience
de la semaine, dans la mémorisation des jours (on ne peut pas éprouver un
vendredi, on l’identifie par rapport à jeudi et samedi). La beauté de l’expression
d’Andersson (pas vu les volets précédents de cette trilogie), en dépression
après sa première réalisation (à succès), depuis des années dans la publicité
(moins laudateur de la discipline alimentaire qu’un Godard), admiré par Bergman,
honoré au MoMA, vomi par les critiques assermentés du Monde et des Inrocks
(au prétexte de sa supposée misanthropie poussiéreuse, par des gens qui
trouvent « fascinant » le surfait Under the Skin, lui-même infusé
de détestation généralisée), provient de son ordre joyeux, généreux, pas
fasciste, un peu triste, gagné sur le chaos du monde et du (mauvais) cinéma.
Le divertissement devient
foncièrement pascalien, l’amusement de ses semblables (pas à leurs dépens) une
sorte de mission désespérée, accomplie sans relâche (théâtralité assumée des
scènes) par un tandem amène de zombies (mot prononcé) blanchis (visages
livides et pourtant drolatiques). Une marche militaire, un air de rock nous invitent à résister, à ne pas
pleurer, suprême élégance d’une errance au bord du désaccord, tel l’homme
d’affaire suicidaire (ou meurtrier). Et le regard tendre, impitoyable, du
cinéaste sur ses pauvres créatures qui le reflètent, et nous avec, parvient à
susciter le miracle modeste d’un film (tourné avec la Red) volontairement
anémié (dans son aspect, sa direction de la photographie, sa dramaturgie),
enrichi par sa stratégie de stases, d’épures au cordeau. Au risque de sentir la
morgue, l’embaument arrogant, le décor vibre d’une douceur étonnante, les
silhouettes se parent d’une densité mystérieuse, les chorégraphies transies
nous réchauffent à la manière d’une liqueur (« que serait la vie sans un
verre », se demande un « radin » au bistrot). Le carton
introductif interroge à son tour sur « comment être un être humain ».
Les réponses abondent, s’incarnent dans le désir, l’enlacement, l’amitié plus
forte que les reproches, unique parade contre la solitude. Vivre équivaut
parfois à ne pas cesser d’arriver en retard, tel le gradé toujours soumis au bad timing.
Filmer ne saurait revenir à philosopher – Nietzsche fit de l’art le
prolongement et l’enterrement de la pensée occidentale –, à marteler un
assommant message humaniste ou eschatologique logé dans le décalage précité,
tout sauf artifice formaliste. Filmer, cela signifie savoir placer sa caméra au
bon endroit, faire ressentir la cosmogonie jolie (et terrible), partager
quelques minutes (94 au compteur) par-delà les mille et un motifs d’opposition,
de déraison, d’extermination.
La comédie (très) humaine du septuagénaire Andersson
ravit (un fromager optimiste supposé cinglé moqué en silence gestuel par son
assistante, une fille en jupe qui se débarrasse d’un caillou dans sa godasse)
et touche (un chœur de veuves en pleurs over
the top, une mère rieuse près d’une poubelle dans un parc) parce
qu’elle se situe à la bonne distance, parce qu’elle possède une candeur lucide
et une autodérision vaccinée contre le dérisoire, que l’on chercherait en vain
(hier, aujourd’hui) dans un « genre » hélas rempli de pitreries
censées nous égayer, nous consoler, nous donner l’occasion de rigoler avec des
pantalonnades à la con (d’où, disons, la grandeur de la comédie dite à
l’italienne, mélange naturel de larmes et de sarcasmes, de mélancolie et de
trivialité). Pour bien voir, il convient dans certains cas de se décaler,
d’adopter un point de vue singulier, artisanal et démiurgique, personnel et
universel : Un pigeon perché sur une branche philosophait sur l’existence de
Roy Andersson le démontre aimablement et humblement.
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