Alucarda, la hija de las tinieblas : Le Couvent


Une jeune veuve à la chevelure préraphaélite nous invite à écouter les voix du passé…


Voici un grand petit film d’hystérie collective, autant féminine que masculine, à faire passer fissa Les Diables de Ken Russell pour un aimable modèle de mesure cartésienne. Le découvrir (en onirique VO postsynchronisée) une quarantaine d’années après sa sortie controversée, oubliée puis louée en culte déviant, dans une sorte d’effet miroir de l’argument, revient à contempler, souriant et sidéré, un inconscient national à ciel ouvert, dans le double huis clos de l’écran et d’un couvent. Juan López Moctezuma non seulement sait se servir d’une caméra – remarquable panoramique circulaire à 360° sur l’assemblée au bord de la crise de nerfs, assemblage virtuose de monologues ou d’arias – mais encore il implose les limites de son budget, deviné étriqué, autant que celles de la bienséance, au cinéma et au-delà. Œuvre de son époque, Alucarda, la hija de las tinieblas peut faire penser aux happenings immersifs à la Dionysus in '69, au théâtre viscéral d’Arrabal, aux visions très LSD d’un Jodorowsky, ami produit (Fando et Luis + El Topo). Cette courte (77 minutes au compteur), dense, intense adaptation pirate (et paritaire, scénario écrit en compagnie d’une certaine Yolanda, possible épouse) de l’increvable Carmilla de Sheridan Le Fanu, tressée à l’imagerie et à la philosophie sadiennes (l’une des deux héroïnes se prénomme évidemment Justine, à l’instar de la bande signée en 69 du littéraire et libertaire Jess Franco), s’avère de surcroît un film d’amour entre filles, entre femmes, entre un père et sa fille, un film de rage contre le fanatisme religieux, un film populaire et politique conduit avec une rigueur de regard et de direction (de distribution, de récit) soulignant et renforçant la folie d’ensemble. Pareillement, la théâtralité générale, du lieu, de l’interprétation, parvient à produire une indéniable vérité intérieure, pulsionnelle, poétique et métaphorique.


Le métrage, construit sur le principe de l’accumulation (des interdits, des outrages, des sévices et des vengeances), fonctionne à la manière d’une dynamo en surchauffe, entraînée par son propre élan incontrôlable et pourtant parfaitement contrôlé. En bonne logique diégétique et structurelle, tout ceci ne peut finir que dans un brasier, dans l’embrasement des personnages extraordinaires et des énergies libérées. Si l’opus se souvient souvent de Carrie au bal du diable (sanglante parure menstruelle incluse), s’il adresse un discret clin d’œil patronymique au Dracula de Stoker (Lucy Westenra se transforme en Lucy Western), s’il peut résonner avec du Buñuel désargenté (la cinématographie mexicaine reste largement à explorer, irréductible à l’exil de Luis, à celui d’Eisenstein, à l’univers d’Arturo Ripstein, aux réminiscences d’un Alfonso Arau, à quelques porte-drapeau contemporains : Alfonso Cuarón, Guillermo del Toro, Michel Franco, Alejandro González Iñárritu ou Carlos Reygadas), voire Béla Tarr au temps de Macbeth, il possède une authentique personnalité, singulière et radicale, il s’apprécie pleinement pour lui-même. Porté par l’incandescente Tina Romero, ange exterminateur et tentateur tout de noir vêtu (elle figure au générique de Missing, elle interprète en outre sa génitrice, sa scène de confessionnal rime avec sa consœur classée X de L’Esclave d’Alex de Renzy), par la touchante Susana (la perverse) Kamini (déjà là dans The Mansion of Madness et Mary, Mary, Bloody Mary, les précédents efforts de notre peu prolixe réalisateur), par Claudio Brook (Buñuel, bis, en sus de Malle, Oury, Boisset, Losey, le John Glen de Permis de tuer, le Tony Scott de Vengeance et Cronos en épitaphe) dédoublé, bohémien malsain à l’allure de faune et médecin moderne confronté au surnaturel, par David Silva (longue carrière et des incursions chez Jodo ou Arturo) en prêtre tueur (acupuncture impure sur la pauvre créature), Alucarda, la hija de las tinieblas emporte le spectateur, y compris athée, matérialiste, dans un sabbat primitif (pardon, désormais « premier », pour utiliser le lexique relativiste de l’esthétisme corrigé par le politiquement correct), une messe noire assez superbement éclairée (Xavier Cruz le bien nommé bossera sur L’Enfer de la violence de Thompson avec Bronson) en clair-obscur (terrible mystère du visage-paysage), en reflet de flammes sur l’œil doré (un salut à Huston) de la possédée (de la névrosée, rationalise la psychanalyse), en bougies sous d’impressionnantes statues grandeur nature, une cérémonie païenne (et presque lesbienne) mise en musique synthétique par Anthony Guefen (The Stuff de Larry Cohen et son yaourt démentiel), sise dans un décor évocateur, utérin en diable, dû à Kleomenes Stamatiades (Le Temple d’or avec Chuck Norris ou Antonieta de Saura, oui-da).


Le cinéphile curieux trouvera dans ce mélodrame (toujours se méfier des orphelines, davantage chez Jean Rollin que Griffith, certes) littéralement flamboyant moult trésors tétanisants à exhumer, à célébrer, dont une invocation satanique à base de triolisme et de pluie écarlate ou une décollation de saison en effet « pas piquée des hannetons » (les bestioles du jardin détiennent itou des secrets susurre l’initiatrice schizophrène). Alucarda, la hija de las tinieblas séduit ainsi par la liberté de ses excès (sinon l’inverse), par l’empathie éprouvée pour un succube malgré tout tourné du côté de la vie, du désir, de l’immanence, de la transe, face aux puissances de mort de la superstition ou à l’impuissance stérile, asséchée, de la raison. Le docteur ne voit rien, comme sa gamine aveugle, il comprend trop tard les tenants et les aboutissants du sulfureux bazar, mélange de malédiction en couches, de sociologie anticléricale, de cinéma dit d’exploitation assumé, transcendé, de frénésie contagieuse et classieuse dans son luxe paupérisé aux confins de la SF seventies (costumes des nonnes, spécialement). On aime sans peine, immédiatement, ce film au lyrisme instinctif, sans filtre, en équilibre sur un fil de fille(s) au-dessus du risible, suprême jusque dans l’obscène (la croix du Christ se transmue en croix de saint André SM, le messie sculpté termine cramé, olé). Moctezuma ne cherche pas (seulement) à choquer le public venu s’encanailler, à outrepasser le (mauvais) bon goût à l’aide de pilosités datées, d’actes d’atrocités, de barnum en chambre close entre femelles frigides : il réalise un vrai film de cinéma, une plongée en apnée dans les tourments de l’existence et du trépas (le sexe relie les deux, « petite mort » qui ravit et attriste, tir à blanc dans l’utérus-tombeau), une parabole d’une sincérité absolue sur le dualisme (et la dynamique) des antagonismes, leurs noces forcément funèbres et rétives au manichéisme (un sentiment de maternité peut éclore, les hommes coupables ne s’assimilent pas à des ordures sadiques, la révolution doit prendre en compte la dimension spirituelle de la révolte ou alors s’autodétruire sur un bûcher des vanités partagées).


Ne passez pas à côté de cette pépite gothique, priapique, tragique, où un cadavre recueilli, caressé, fait office de pietà modernisée, renversée, où l’eau bénite, jetée dans son dos par le toubib, réduit en cendres la pathétique pécheresse, où Alacurda, derviche désespéré, tombe en poussière, en repos, où l’exorciste paraphe le final dantesque d’un signe de croix magnanime, disons apaisé. Filmer l’invisible à travers le prisme de la furie, au risque de la (belle) naïveté, traquer une transcendance dans les replis de l’esprit et les délices-douleurs de la chair : à ce petit jeu-là de la foi, dans ce qui nous dépasse, nous anime, nous consume et nous rend à l’immensité du cosmos, dans le cinéma et ce qu’il peut donner à voir, à faire ressentir, enfin émancipé des formules, des habitudes, des enfantillages nécrophages, Moctezuma ne démérite pas et se situe sur la même carte (pas à la même échelle, qu’importe) qu’un Dreyer ou un Tarkovski, autres amateurs notoires de suppliciées et d’incendies. Et le Diable, décidément très actif ces temps-ci sur mon blog, opine et applaudit au vivifiant spectacle de nos envies, de nos folies, de nos imageries géographiques et transfrontières (Jung approuve) – en 2017, à l’heure d’Internet, Alucarda, la hija de las tinieblas, film secret d’illuminées, poème individuel de quatre sous, debout, continue à nous illuminer de son attachante et vaillante obscurité, à nous dire quelque chose de valeureux sur l’origine et la fin du monde, le chaos organisé, la tendresse et la violence, le Mexique et le cinéma, voilà. 

                

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