Les Aventures fantastiques du baron Münchhausen : L’Éternité et Un Jour


Suite à son visionnage sur le site d’ARTE, retour sur le titre de Josef von Báky.


There’s no time for us
There’s no place for us
What is this thing that builds our dreams yet slips away from us

Queen, Who Wants to Live Forever

En découvrant maintenant Münchhausen – laconique intitulé original – je pense au parfait contemporain (1943) Colonel BlimpThe Life and Death of Colonel Blimp précise l’explicite VO – des Archers, au Casanova de Fellini, au Don Giovanni de Losey, au Highlander de Russell Mulcahy et pas une seconde à la version superflue – coûteuse misère des vrais-faux remakes – de Terry Gilliam, cinéaste surfait au surréalisme décoratif. Ce qui devait être un film d’anniversaire pour les vingt-cinq ans de la UFA s’avère un film de funérailles pour le Troisième Reich ; ce que certains, cent ans après la naissance de la firme fameuse, persistent à percevoir en divertissement charmant, voire résistant – la liberté de l’imaginaire contre la véracité de la guerre, amen – constitue « en réalité » – subjectivité suprême assumée – un requiem, une œuvre foncièrement funèbre. Cela commence comme un Sissi, une viennoiserie de momies en costumes sur une aimable valse de bal, avant qu’un interrupteur et une voiture ne viennent révéler l’artifice au carré – du récit, du cinéma – aussitôt restauré par le retour en arrière de la généalogie auditive. Dans le sillage du Roman d’un tricheur de Guitry, l’apparent descendant de l’illustre ancêtre, qui fascinait le gamin grandi, adulte attablé pour l’écouter, en compagnie de sa fiancée énamourée, frustrée, qui jouerait bien, à l’écart de la danse de groupe, avec la queue et les boules, pas uniquement de billard, du mûr séducteur, de l’insoupçonnable vieillard – Hans Albers, aux allures d’Udo Kier & Fritz Lang – une « partie à trois », en effet, raconte une vie, la sienne, car disons-le d’emblée, on s’en doute assez vite, il survit aux siècles, il arbore le même visage du même acteur. Son immortalité, qui finira par lui peser autant qu’aux vampires existentialistes d’Anne Rice, il la doit à Cagliostro, sorcier se rêvant despote polonais, interprété par un Ferdinand Marian moins « sémite » mais tout aussi maniéré que grimé en Le Juif Süss.


À l’instar de l’esthète Dorian Gray, de Faust assoiffé de connaissances avant lui, bien sûr, notre protagoniste acquiert un cadeau empoisonné – il compare la jeune femme supra citée à une Ève à la pomme rouge – à la fois bénédiction et malédiction. Ici, pas de pacte avec le Démon signé de son sang, pas de toile-miroir à renfermer à l’abri des regards horrifiés, juste la possibilité d’arrêter la mascarade d’un simple souhait sans cesse différé, jusqu’à ce soir de racontars – l’aristocrate désargenté réinventé en Shéhérazade increvable-suicidaire au masculin – et d’affabulations avérées, d’autobiographie à peine déguisée en autofiction. En quelques instants, l’aventurier altier devient, par fidélité, par fatigue, un vieil homme serein, au seuil du grand sommeil, son portrait pictural adressant un dernier clin d’œil au spectateur, rime avec l’orée du métrage, au valet soufflé de voir son chandelier soufflé par l’avatar goguenard et animé, le mot ENDE lui-même issu des volutes. Un peu auparavant, l’amical serviteur du baron se dissolvait d’une façon similaire au royaume des Sélénites, planète interdite peuplée d’un légume bipède à La Chose d’un autre monde et d’une donzelle décapitée, le reste de son corps en train de s’occuper du foyer, idéal littéralement tronqué de la féminité selon le bon « docteur » Goebbels, cinéphile hostile à la propagande agressive, préférant la leçon d’histoire sucrée ou salée. Si Münchhausen entendait distraire la nation alors en pleine déraison, lui faire oublier durant presque deux heures au mois de mars le siège perdu de Stalingrad en février, l’enfumer avec un spectacle coloré, dépaysé, innervé d’une nostalgie jolie, inoffensive, émolliente illustration d’un conflit turc à coup de canon iconique, de cirque, dérivatif lascif avec harem nudiste en écho au bain lesbien des Chemins de la force et de la beauté, avec danseuse du ventre coiffée à la Louise Brooks, dont se désintéresse le sultan enrobé, maquillé, qui tombe morte, qui se laisse fissa emporter par ses nervis enturbannés – un salut à la dévêtue vestale Leni Riefenstahl – l’entreprise se révèle à moitié ratée, donc réussie.


Sous le donjuanisme et l’exotisme affichés, discutés, court la mélancolie croissante d’un Werther vieilli, d’un Casanova – croisé à Venise, vieux beau recyclé en modèle pour tableau – épuisé, d’un maître vraiment ému, secoué, par le décès en accéléré de son Sancho Panza à lui. Le Temps détruit tout, dirait Gaspar Noé, et l’éternité l’imite, elle défigure les visages, les paysages, les êtres aimés, les femmes embrassées, tsarine – Catherine, relookée-dénudée en réminiscence guère SM de L’Impératrice rouge de Marlene vue par von Sternberg – ou prisonnière, catin cosmopolite ou novice au couvent. Ce processus de vieillissement, d’usure, de destruction programmée dès le premier cri poussé, le premier plan aperçu, l’ouvrage le donne à voir dans sa diégèse et au-delà, sur la pellicule elle-même, Agfacolor délavé, viré par endroits au sépia, y compris dans la restauration 4K de la fondation Murnau, procédé conçu en réplique nationaliste au Technicolor – l’opus en possible réponse au Voleur de Bagdad et au Magicien d’Oz, chapeau noir pointu de Méchante sorcière de l’Ouest inclus, fééries infantiles des ennemis anglais et américains – et in fine preuve par l’image des ravages de l’infini sur la technologie, des « outrages du temps » sur le support chatoyant, balbutiant, d’une modernité laminée. Le Reich, on s’en souvient, allait durer mille ans, il ne parvint même pas à s’imposer par-delà – le bien et le mal de Nietzsche mal lu – une douzaine d’années (1933-1945). De surcroît, le caractère en toc du strudel mémoriel et l’immobilisme de la caméra du réalisateur – comme si la mobilité expressive de la filmographie muette ne signifiait rien, comme si Le Dernier des hommes n’existait pas – apparemment inspiré par Blanche-Neige et les Sept Nains de Disney ou Autant en emporte le vent de Selznick, participent de l’ensemble funeste, identifient le cinéma, a fortiori celui voulu populaire, spectaculaire, en art définitivement funéraire.


Le cinéphile fan et familier d’Ophuls passe ainsi, dans le même film, de Liebelei à Lola Montès, du duel traditionnel – dans le noir, au signal drolatique d’un « Coucou ! » chelou, versus le prince Potemkine, un salut bis à Eisenstein, en plein jour, adversaire dédoublé, lame d’épée démultipliée – au picaresque dépressif, déceptif, à l’exposition d’un monstre de foire anormal et immortel, personnage historique transformé en héros ou héroïne de film méta – notez en outre le tromblon à longue vue, présage réflexif du « fusil photographique » de Marey, désormais muni d’un téléobjectif. On trouve dans Münchhausen deux figures essentielles d’un drame tragi-comique de carpe diem, de fuite hors de son sort et au final vers soi-même : l’homme-pendule et le coursier à la Steve Austin. Arriver trop tard ou partir trop tôt – entre ces deux pôles se tient l’existence de Hiéronymus – prénom boche à la Bosch – toujours entre deux lits, deux géographies, deux temporalités, deux insanités – le couple d’auditeurs, de témoins, ne se fait pas prier pour prendre la tangente à la fin de l’histoire orale, déboussolé, suffoqué, inquiet face à la présence déroutante du fantastique – et deux identités. Appréciez à sa valeur l’ironie de la trame et du dispositif – celui que l’on croyait mentir ne disait que la vérité, invraisemblable à la Lang, redoutable pour la raison, que son épouse lui conseillait de taire, afin de ne pas effrayer la rivale juvénile, petite tentatrice puérile trop tôt casée, tandis que son patronyme désigne aujourd’hui, en psychiatrie, une dangereuse tendance à dissimuler à sa convenance, à maltraiter son prochain pour s’attirer la sympathie et la compassion des autorités, surtout médicales.


Dans la « vraie vie », songe shakespearien/nervalien pour Poe et Philip K. Dick, Albers, par ailleurs Mazeppa courtisé de L’Ange bleu, retrouva après-guerre sa chère et tendre Hansi Burg, persona non grata juive de la Germanie eugéniste, et Adolf Hitler s’assura que le romancier Erich Kästner, scénariste plus anonyme qu’un Dalton Trumbo, ne trouve pas d’autre engagement au service du « septième art ». Soixante-quatorze ans plus tard, Les Aventures fantastiques du baron Münchhausen demeure une comédie attristée, une allégorie surprenante, un conte de fées pour adultes sur les rides et les ruines, le courant irréversible qui emporte tout, les moments les plus doux ou les empires du pire, un film d’amour et de mort – très romantique, très allemand – qui nous parle encore, qui se survit à lui-même et assurément nous survivra, en poème pompier, en réjouissances d’outre-tombe, en spécimen exemplaire du majoritaire style UFA – chantilly sexy – et en cristallisation d’une inquiétude collective datée, d’une angoisse individuelle, quasiment universelle, en permanence d’actualité. « Incroyable ! » s’exclame souvent le baron, « Ne désespérez pas, dansez ! » conseille-t-il à la demoiselle ; pastichons, développons : savez-vous mortels mais n’en détestez pas le cinéma ni votre vie – aimez, bougez, créez, transmettez puis partez, sur la pointe des pieds, au bras de votre aimé(e), dans un parfum de plaisante, vivante, poussiéreuse et gracieuse fumée.             
        

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