La Nuit autour : L’Éclipse
Suite à son visionnage sur le service Médiathèque Numérique, retour sur
le titre de Benjamin Travade.
Elle danse, elle marche, elle parle,
elle se souvient, cette jeune femme dont on ne sait rien, sinon deux ou trois
choses, à la Godard, qu’elle nous laisse entrevoir, deviner, redouter
(matez-moi la lampe liminaire empruntée à Alphaville). Parmi l’obscurité introductive,
elle effectue une Valse dans les ténèbres à la William Irish, elle tournoie avec la
mort, avec le passé, exercice onaniste scandé par un tambour, puis elle sort
dehors, ne surtout pas rester dedans, dans le ressassement du néant, au clair
soleil de Paris, des beaux quartiers, d’un hippodrome où contempler la robe
brillante d’un cheval, rime inversée à sa robe d’été, étoffes réunies par leur
couleur de nuit (le canasson en métaphore amusante-amusée de l’étalon exhumé).
La prisonnière aux doigts colorés, glissés dans le grillage séparateur, se
remémore une douce folie, un adultère d’hier, passé inaperçu de Samuel, le compagnon
invisible parti outre-Atlantique s’occuper d’un disque. Un soir (pluvieux, plus
vieux) d’oisiveté, « d’obscénité », de libations et de
« libération », la voici collée au pénis du voisin étasunien, sa
propre compagne endormie à côté (« p’tite blonde potelée » baptisée
Hélène). Par la parole, la jouissance foudroyante, dédoublée en orgasmes
insensés, sans lendemain, fait certain, pénètre le présent en noir et blanc,
possible stase temporelle à la Resnais, puisque le cinéma ne donne à voir que
de l’embaument réactivé (y compris via
un appareil de prise de vue(s) numérique, tournage économique à la Rubber).
Pénétration à l’unisson de celle du vagin qui monologue, qui soliloque, qui
erre sur les artères parisiennes, jusqu’à un parc doté d’un lac. S’asseoir,
sangloter, se rappeler que l’on voulait fuir tout ceci, ces
« ploucs » désormais à demeure, en miroir, sans pouvoir expliquer
comment on en arriva là.
« Je sais pas », derniers
mots de la marcheuse surtout pas en pèlerinage et pourtant perdue au « pays
des souvenirs » de Mickiewicz, avalée vivante dans la vallée virale des
réminiscences. Film sur la présence de l’absence, sur le fantôme d’un homme qui
la désira, qui la rendit, brièvement, à sa féminité, La Nuit autour
trace le pourtour de son héroïne avec une claire élégance et une proche
distance, qui doivent évidemment leur part au travail de l’auteur sur plusieurs
postes (scénario, réalisation, direction de la photographie, montage et
production), photographe de mode au portfolio en ligne. Cette beauté « léchée »,
en mouvement, tel un clin d’œil vivant aux Champs-Élysées (infernaux) d’À
bout de souffle (coupe courte incluse), ne constitue pas un obstacle de
séduction facile mais bel et bien la surface soignée sous laquelle, à peine à
une poignée de centimètres, s’agite une faune intérieure à faire peur. À partir
d’un argument anodin, convenu, bourgeois (le couple possède une maison à la
campagne, of course), sorte d’ersatz de dérive féminine à la Antonioni, le jour
substitué à La Nuit, la mutique et loquace Erika Sainte à la place de feue
Jeanne Moreau, Travade parvient à élaborer durant onze minutes serrées,
dégraissées, un grand petit film sur la mort (des amours, des jours, des
aspirations de toujours), un poème mémoriel aux allures de haïku urbain et
naturel. Dans Crash de Cronenberg, l’évocation verbale volontaire du gourou
des accidents de voiture extatiques lui permettait de se glisser en pensée
(dans l’esprit du spectateur) au milieu des ébats du couple, « ménage à
trois » suggéré, en filigrane de « sexe oral » (comme l’appellation
de la fellation aux USA). Ici, la résurrection de l’amant éphémère débouche sur
un isolement renforcé, une marche vers l’échafaud, dans une capitale
fragmentée, dépeuplée, assommée d’anémie existentielle, en rime à la mémorable
coda eschatologique de L’Éclipse.
Le couple survivant, réduit au
hors-champ, semble se dissoudre dans un sourd néant, se noyer doucement dans
l’eau noire de la mémoire et de la sage géométrie jolie cernée de sombres
bosquets. La nuit vient vite, elle n’attend même pas vingt-quatre heures, elle
tourne autour et encercle la femme, fausse célibataire, forme errante, aveugle,
aveuglée, lucide, désillusionnée, la vêt d’un suaire en plein air. Filmer une
femme, cela revient toujours, mon amour, à filmer la mort, à immortaliser la
vie déjà morte, passée de l’autre côté de l’écran, du miroir fantomatique, cela
équivaut à construire un écrin autour de presque rien, une silhouette, des mots
off, un parfum de transpiration, de
sperme et de purin. Le spectre éloquent vient vous hanter à chaque visionnage,
ne s’adresse à personne, s’adresse à vous, dos tourné, taille cintrée, regard
retourné vers sa propre intériorité. L’amour en mensonge, en vérité tue, la
sexualité en moment d’égarement (et de retour à soi dans ces secondes qui nous
excèdent, nous font sortir hors de nous-même) dans le « raisonné dérèglement de tous les sens », transposition domestique et lubrique de
l’entreprise rimbaldienne, la conscience en chambre noire, en pièce close où se
projeter, encore et encore, jusqu’à la nausée, jusqu’à la mort, le film porno
de son infidélité – La Nuit autour suggère ces détours, les laisse apparaître au
sein de ses atours, à l’instar de la colonne vertébrale de la danseuse
autrefois amoureuse, ou pas assez, prête à succomber à un Américain coquin,
maigre squelette narratif sur lequel déposer la chair d’une voix, d’une
errance, d’un pur (et pervers) fantasme, qui sait.
Filmé au plus près de son actrice,
dans son sillage, à un souffle de son visage, proximité d’altérité, tentative
sincère de cerner, et non de percer, manie de voleur (de coffre-fort, de cul factice
offert par le X), un mystère immanent, constamment sur l’écran, de voir le
monde à travers le filtre de son récit, de ses envies, de son insatiable envie
d’évasion, ironie d’une locutrice piégée par le temps de la conjugaison, par la
conjuration des instants incendiaires, incendiés, définitivement enterrés, le
court métrage en dit long sur l'éblouissement par essence éphémère d’une
passion, sur l’embrasement de la pellicule au feu du foutre, sur l’échauffement
par procuration du spectateur à la poursuite d’une image totalement
inaccessible, par conséquent irrésistible. Ce film érotique et ironique, à la
tranquille majesté de pierre tombale, nous invite à rêver, à jouir, à
regretter, à s’enfouir dans une nuit interne bien plus vaste que celle tombée
sur le paysage aux alentours de la phallique tour Eiffel. Fichtrement français,
pour le pire et le meilleur, La Nuit autour cartographie un
désamour, un chemin guère serein, en contradiction avec la face impassible,
bressonienne, vers soi-même, vers le puits d’abîme (et d’abysses) abrité par
chacun, homme ou femme, de l’Hexagone et au-delà. La nuit remue affirmait
Henri Michaux : dans La Nuit autour, elle fait exactement
ce que Baudelaire décrit dans Recueillement – elle marche, elle s’incarne dans cette
passante polymorphe à la Verlaine, elle s’insinue en nous le temps du
déroulement (notez la grande roue cyclique en construction). Et l’on se
retrouve étrangement saisi, à la manière dont on dit que le froid vous saisit
au crépuscule, à la fin, par l’assemblage de riens, par les pas silencieux, par
la confession de saison.
On ignore ce que l’avenir réserve à
Benjamin Travade, ce que lui-même nous réserve, on aimerait bien découvrir son
autre court à base de voyeurisme, apparemment (intitulé Faux fuyants). Peu
importe, puisque son métrage pas si sage, primé un peu partout, porté par le cool jazz et les mélopées synthétiques
anxiogènes de Stéphane Tsapis, ouvre sur le vertige vénéneux de la vie à deux,
sur le solipsisme de l’espèce, exorcisé par la baise ou la caméra. Ne ratez pas
ce diamant vraiment noir, excitant et déprimant, savant et obsédant, à moins,
évidemment, de méconnaître votre nuit à votre tour, qui de toute façon viendra
à bout de nous, de tout, nous endormira de son grand sommeil peut-être peuplé
de satyres, de succubes, du « sang qui bat aux tempes » des amantes,
de la soie de leurs bras, de l’origine et de la fin du monde fichées dans leur
matrice complice et mystificatrice. La Nuit autour, film d’amour et de
mort, se penche vaillamment au-dessus de ce vide et pour cela il mérite notre
reconnaissant émoi, voilà.
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