Aux frontières des Indes : La Bataille du rail
Suite à son visionnage sur site d’ARTE, retour sur le titre de Jack Lee
Thompson.
Voici une surprise épique et
politique, une réussite ironique dont le doublage allemand intempestif faillit
nous détourner (mon anglophilie persista). Les dix premières minutes, muettes à
l’exception d’une brève voix off
d’exposition, constituent un modèle de réalisation et de montage (Frederick
Wilson assemblera L’Île mystérieuse de Cy Enfield + Arabesque, l’opus de Stanley Donen, pas la série avec
Angela Lansbury !), possèdent une sorte de grandeur comportementaliste à la
limite de l’abstraction. Lee Thompson va poursuivre sur cette voie (ferrée)
d’une maîtrise du découpage (en Scope) de l’espace et du récit tout du long d’un
périple à travers l’Inde paysagée, surtout à l’intérieur de la psyché
britannique, autocritique incluse. Il filme avec maestria, avec l’ampleur
précise du classicisme encore vif, de vrais personnages et de vrais acteurs
(actrices), très bonne distribution à l’unisson – je me fais un plaisir de
citer les principaux, par ordre alphabétique courtois : Lauren Bacall,
Ursula Jeans, Eugene Deckers, Wilfrid Hyde-White, I. S. Johar, Herbert Lom et Kenneth
Moore –, sur un scénario (dû en partie à Frank S. Nugent, collaborateur de John
Ford, signataire du
vénéneux Un si doux visage de Preminger, & Patrick Ford, le fils semblant bien sûr relire La Chevauchée fantastique de son illustre père) bien plus solide que le rail
abîmé, même si chacun s’élargit à la dimension d’une idée ou d’une
représentation (le train méta emporte les personnifications, le voyage se lit de
façon explicite en apprentissage). La question du symbole traverse d’ailleurs
le métrage, assortie à celle de l’action, son ancrage parfois sanglant dans le
monde dit réel.
La révolution, de surcroît religieuse
(et musulmane), mérite-t-elle de pratiquer un infanticide ? Que signifie
l’identité, quand on s’avère un « sang-mêlé » ? Comment le
devoir (militaire) s’articule à la responsabilité (individuelle) ?
Faut-il, en tant qu’homme (a fortiori en uniforme), percevoir le
féminisme émergent à la manière d’un ennemi ou d’une alliée (in fine rapprochée, secourable et à main
armée, comme Grace Kelly dans Le train sifflera trois fois,
décidément) ? Ces questions, majeures, toujours d’actualité, Lee Thompson
les transpose aux débuts des années 1900, dans un pays littéralement à feu et à
sang. Il les traite en cinéaste, pas en analyste, il ne réalise pas un traité
de philosophie ni un tract
nationaliste mais un bel et bien un western
indien (locomotive nommée Victoria, mise au rebut, récupérée in extremis, finalement victorieuse,
substituée à la diligence générique), un thriller
ferroviaire exempt de stations languissantes, une étude de caractères qui
explore avec intelligence les personnalités réunies, associées, opposées. Son
film, jamais plombé par le manichéisme ou le sentimentalisme, tout sauf
divertissement décérébré pour après-midi régressive ou oisive, accumule les
séquences d’anthologie, compartiments amènes attachés les uns aux autres afin
de former une réflexion en action(s) sur une guerre de libération (ou
d’oppression, selon le point de vue). La découverte du premier train, massacre
immobile dans une gare caniculaire au silence en effet « de mort », à
peine troublé par le vol des mouches et l’arrivée des vautours ; la
réparation collective du chemin de fer, bientôt assiégé par les « rebelles »
à cheval (les Amérindiens communiquaient via
la fumée, eux se servent du soleil au miroir des « héliographes »),
assortie de pleurs infantiles et d’un mur de feu ; le numéro de funambule sur
le pont endommagé, la vie du prince petit mise en danger, suspendu au-dessus du
vide : autant de moments marquants, remarquablement portés par un usage du
meilleur cadrage et une science des effets spéciaux d’alors (maquettes,
transparences, fonds seconds ; notez aussi l’évidente harmonie entre les extérieurs
tournés en Espagne et les intérieurs en studio, à l’inévitable Pinewood).
Dans cette arche de Noé délocalisée,
menacée par des adversaires anonymes, presque invisibles, éclairée par le grand
Geoffrey Unsworth (il remontera à bord pour Le Crime de l’Orient-Express
de Lumet ou La Grande Attaque du train d’or de Michael Crichton), où l’on
s’entre-tue pour des motifs respectables (la liberté nationale) et des cultes
instrumentalisés (l’islam, déjà), la solidarité devient une nécessité, le
développement des portraits passe par un (duel) dialogue discret, soigné, la
trahison jouxte le journalisme à sensation et l’insulte à double tranchant.
Lucide jusqu’au bout, notre réalisateur déploie une coda dédoublée, happy end doux-amer. Le gosse princier
sauvé, reconnaissant et ingrat, promet un affrontement d’émancipation à son
protecteur envahissant, souriant, citant Kipling, les conflits en héritage
paternel prenant vite le relais des utopiques amitiés d’occasion (le marchand
d’armes ne traîne pas pour se trouver de nouveaux clients, opportuniste
pragmatique). Cela n’empêche pas le couple mature,
soldat de Sa Majesté qui pense par lui-même, veuve américaine à
l’antimilitarisme tamisé, de s’être compris, épris, famille recomposée lestée
d’un bébé (Moïse de Mumbai) à faire adopter (par eux-mêmes ?). Drolatique et
dramatique, juste et adulte, laissant à d’autres, moins inspirés, plus
partiaux, la harangue militante ou le tourisme de carte postale, Aux
frontières des Indes, naguère succès insulaire de 1959 et par
conséquent passeport pour Hollywood, mérite ainsi largement sa découverte
estivale en ligne en 2017, telle une pépite authentique, aux correspondances
(double sens) contemporaines.
Situé un peu avant le tendu Les
Nerfs à vif (belle matrice expressionniste de l’exercice de style à la
testostérone de Scorsese), il donne en outre envie de redécouvrir la
filmographie de son auteur (qui compte des singes planétaires assez
dispensables, des bronsoneries nostalgiques et même un Richard Chamberlain en
Allan Quatermain émasculé par la Cannon, sans omettre un temple doré fréquenté
par l’inénarrable Chuck Norris), peut-être un peu vite (y compris par votre
serviteur) estampillé en banal faiseur, en artisan négligeant (et donc
négligeable). Au-delà du cinéma, le déclin de l’Empire britannique poursuivit
celui de son homologue romain (clin d’œil amusant et amusé à Edward Gibbon) ;
en matière de films, cet item
sympathique lui survit aujourd’hui et continue à charmer par sa qualité
spectaculaire et sincère, sa densité modeste et sa puissance sereine – thanks, Jack.
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