The Grudge 2 : Hantise
Voyage à Tokyo sans trémolos ni Ozu – l’oserez-vous ?...
Ce film mal-aimé (au succès
commercial éclair, éphémère) s’avère cependant bien aimable. Certes, Takashi
Shimizu semble passer le plus clair de son temps (et de sa filmographie) à
s’auto-remaker. Bien sûr, les actrices paraissent très âgées pour interpréter
des lycéennes (internationales), même en classe de terminale. Évidemment, tout
ceci peut rappeler Ring, Kayako en avatar faiblard de Sadako, chevelure de nuit, à
la Mizoguchi (Les Contes de la lune vague après la pluie, oui) et contorsions
craquantes (littéralement) incluses. Et alors ? Notre cinéaste, à défaut
de prendre des risques (formels), ne prend jamais le spectateur pour un
imbécile (constatation faite aussi par la clairvoyante Sarah Michelle Gellar
dans l’un des sympathiques suppléments), peu importe sa nationalité. Rencontre
assez convaincante entre l’Est et l’Ouest, entre l’Asie et les États-Unis, The
Grudge 2 ne manque pas d’avérées qualités, croyez-moi, au rang
desquelles la direction de la photographie due à Katsumi Yanagishima, familier
de Kitano, la partition (atmosphérique et quasiment en continu) composée par
Christopher Young, le montage de Jeff Betancourt (L’Exorcisme d’Emily Rose,
Les
Ruines). Cela ne (vous) suffit (toujours) pas ? Rajoutons que la
distribution ne démérite pas, qu’outre le plaisir de recroiser la fameuse
chasseuse de vampires à la TV, appréciée itou en star du X recyclée dans Southland Tales, on retrouve les
trop rares (et précieuses, valeureuses) Jennifer Beals & Joanna Cassidy, la
première maniant d’ailleurs la poêle à frire comme personne, la seconde
recrachant superbement une boule de cheveux dotée d’un œil dans l’épilogue over the top (et sucré avec sagesse).
Les « jeunettes »,
Mesdemoiselles Fuji, Kebbel, Palmer, Roemer, Tamblyn et Uno, s’en sortent avec
les honneurs, tout sauf scream queens au rabais de film d’horreur
délocalisé (ou relocalisé, selon le point de vue). Avant de devenir des
cadavres – et tu le deviendras toi-même à ton tour, cher lecteur (que les
lectrices éprises de parité ou de « théorie du genre » me
pardonnent l’usage du masculin générique, indeed)
–, elles incarnent de vrais personnages, pas de la chair à pâté ou à frissons cheap, chanterait Sia. Quant à la
structure à rebours, entrelac de trois temporalités, de trois lignes
narratives, qui dérouta moult critiques, professionnels ou amateurs (choisissez
les pires), elle n’égare à aucun moment (que penseraient ces gens de Memento ?
Quel usage font-ils de leur cerveau, pour être à ce point perdus par si
peu ?), elle possède sa propre clarté, mieux, sa justification de boucle
bouclée : la hantise comme présence du passé dans le présent, la
malédiction comme redite maudite d’une « scène primitive » (et
forcément, ou férocement, figurative) envahissant, à la manière d’une encre
noire dans un bain révélateur, disons, l’histoire, l’écran, celui d’un
témoignage policier en vidéo, celui du rectangle d’une photo, celui de la
salle, de cinéma ou de votre appartement. Dans The Grudge 2, la peur se
déploie à la fois dans l’espace domestique et dans la vastitude cosmique,
par-delà les océans, les cultures, les CV fictifs (et fictionnels). La peur et
surtout la fureur homonyme (du titre), contamination transmise à partir d’un
journal intime perforé d’une pupille un brin biblique (l’œil d’Abel espionnant
Caïn outre-tombe). Les fantômes, un temps congédiés par une démystification
matérialiste également coupée dans la version finale (la maman manieuse d’exorcismes
confesse l’absence d’esprits puis se fait rattraper fissa par le spectre de sa
gamine, façon directe de dessiller la génitrice aveugle, aveuglée), n’en
finissent pas de hanter les vivants, au passé, au présent, pour les siècles des
siècles, amen.
Et les gosses aussi y passent aussi –
l’ultime scène, placée après l’assassinat de l’héroïne principale de ce film
choral, la sœur de l’Américaine partie chercher sa moitié d’inimitié à Tokyo
(vous suivez toujours ?), nouvelle victime du film en replay de maison hantée (une pensée pour la boîte productrice de
Sam Raimi), incendiée, nous montre l’écolière revenue au bercail (de Chicago), succomber au succube asiatique, dans un immeuble (et un couloir lugubre,
marqueur topographique de l’imagerie) réduit à l’état d’abattoir, de musée des
horreurs et du malheur. Film de femmes fortes-fragiles, film d’enfants
maltraités, film de mère amères, terrifiantes et terriblement humaines (un
petit côté Pas de printemps pour Marnie, si, si), l’opus soigné, solide, adulte de Shimizu relève assurément du
mélodrame, particulièrement à caractère familial : trois familles
désunies, anxiogènes, fatales, saisies avec douceur et précision dans une sorte
de triptyque rétif à l’exhibition (du sang), aux explications (surlignées,
assénées), aux contrefaçons (le réalisateur se défend d’avoir commis un
quelconque duplicata, on le croit).
On pouvait craindre une resucée, un ersatz, du cynisme et du japonisme – on
découvre, agréablement surpris, une œuvre sérieuse et sincère, qui dit deux ou
trois choses intéressantes, intelligentes, sur la solitude (y compris au milieu
de son milieu, de ses pairs, de la chair de sa chair), sur la décomposition
(d’une famille recomposée, du lien social), sur la persistance des
traumatismes, des rancœurs, des erreurs sans cesse à ruminer, à payer. Takashi
Shimizu, type discret, drolatique, bon directeurs d’acteurs (via une traductrice alerte), maître d’un
set placé sous le signe de
l’attention et de la bonne humeur, délivre une parabole modeste et estimable sur
la folie contagieuse, insidieuse, à peine dissimulée derrière la routine
rassurante d’un petit-déjeuner à deux, d’un établissement scolaire où se faire
(enfin, au bout de six mois) accepter, d’une enquête de journaliste curieux
(pléonasme).
Tous ces individus, âmes solitaires
réunies au même endroit (ou presque), prisonnières de la même trajectoire, ne
vont in fine nulle part (a contrario des héros arrivés sur leur rive de Kiyoshi Kurosawa), condamnés à la destruction, de préférence
violente. Dans l’humilité de cette radicalité, dans ce refus d’une possible
lumière, même diffuse, même compromise par la mémoire blessée ou la recherche
heuristique, il faut louer la meilleure part du métrage (du scénario de Stephen Susco), à ne pas confondre
avec la complaisance du pessimisme, ou l’arrogance de l’auteurisme. Percevoir The
Grudge 2 en allégorie des rapports (d’amour-haine, au cinéma et
au-delà) américano-nippons, en importation, à demeure, ironique, d’une mauvaise
conscience historique et atomique, s’assimilerait à de l’exagération ; nonobstant, l’idée traverse la diégèse spirituelle et la conscience scopique.
Elle illustre en outre le processus étasunien d’acclimatation (de pillage,
corrigent les puristes) de l’horreur à la mode japonaise, sur le principe des
vases (culturellement) communicants et le modèle (économique) des tendances de « niches ».
Hollywood, nul ne l’ignore, repose en partie sur une neutralisation des
nationalismes, des singularités de pensée, d’imaginaire, de subjectivité, une
annexion pasteurisée des personnalités (créatrices). Shimizu, sans faire
d’esclandre, sans jouer au (petit) malin, avec son minimalisme (d’effets, de
moyens) et son maintien (de direction, de discours), traduit ceci, renverse la
vague et parvient à imposer une double individualité, la sienne, celle du
cinéma oriental, à cheval sur deux langues, deux psychés, deux conceptions de
la réalisation et de l’énonciation. Son territoire, le « septième art »,
permet une telle réussite, terrain fantomatique (sinon mutique) par essence, de
naissance, cadre à l’intérieur duquel peuvent s’exprimer des sensibilités, des
iconographies (en mouvement), des contes a
priori irréconciliables, ou en tout
cas dissociés.
Voilà par conséquent un film qui ne
manque pas d’âme, qui ne la vend pas, qui sait la conférer à des femmes
touchantes et terrifiées, résistantes et sacrifiées, âmes en peine aimées,
détestées, aidées, abandonnées, par des hommes moroses, médiocres, possédés,
obsédés, à l’innocence (désinvolte, d’un amant impuissant, lucide, d’un enfant
guère survivant) inutile, en orbite à la périphérie du récit, des vies (prompts
à occire ou maudire leur compagne par jalousie, par infusion de déraison, motif
féministe soft). Pour qu’une âme
repose en paix, il convient (pastichons l’accroche du premier volet) de ne pas
l’oublier (culte des morts) et de l’oublier néanmoins (respect des vivants), il
convient de ne pas pardonner (le mal au foyer) et de pardonner pourtant (le
désamour incompréhensible, inacceptable, d’une mère). Vingt ans après son
surgissement, que reste-t-il de la soi-disant J-Horror ? Un autre article y reviendra peut-être. Pour
l’instant, bornons-nous à recommander à votre curiosité cet ouvrage (un peu
trop) sage et (assez) vraiment plaisant, travail d’équipe émérite (pas de
mercenaire assermenté), conte de fées (et de sorcières à la voix de gorge) pour
adultes en dehors du tumulte du monde, bien que relié à sa bouche d’ombre et
d’intériorité, à son chuchotement glaçant et pénétrant : la tristesse
vengeresse de Kayako mérite, dans ses limites, de vous poursuivre (un peu,
beaucoup) vous aussi, là-bas ou ici.
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