Le Mur invisible : The Last Winter


Suite à son visionnage sur le site d’ARTE, retour sur le titre de Julian Roman Pölsler.


Coiffée comme Renée Falconetti relookée par Dreyer, Martina Gedeck écrit. Via la voix de Martina, l’allemand perd sa rugosité culturelle depuis un dictateur éructant. Dans le chalet assombri par l’hiver, Martina se souvient, retrace l’impensable, à l’aide d’un calendrier, de papier recyclé. Martina, auteur amateur, confère à l’écriture son ultime nature, sans le savoir, en le sachant mieux que quiconque : un garde-fou contre la folie, un rempart contre l’oubli, un mur de mots contre l’absence. Le mur de Martina ne se trouve pas à Berlin en pleine séparation estivale de 1961 ni dans l’Amérique à la Norman Rockwell de Stephen King. Le dôme de Martina ne se voit pas, se signale par un signal sonore, drone emprunté à David Lynch, par un étalement des paumes sur la paroi, de l’écran de la salle, de la TV, du PC. Martina peut faire penser à Robinson et à ses avatars chez Geoff Murphy, Peter Weir, Robert Zemeckis, Sean Penn, Jerzy Skolimovski ou Guillaume Nicloux ; pourtant, pas de Terre tranquille, pas de naufragé seul au monde, pas de cobaye du show Truman, pas de wilderness, de tuerie essentielle ou de Depardieu à bout de tout. Non, Martina, en réalité, se révèle être la sœur de l’héroïne du film de Larry Fessenden, et son odyssée diégétique, scripturale, commence où finit celui-ci. Après l’eschatologie en Autriche, et partout ailleurs, on s’en doute, on le redoute, après le couple d’amis disparus, après les habitants de la fermette pétrifiés pour l’éternité, après la voiture emboutie contre la vitre quantique, dont l’autoradio persiste à diffuser une chansonnette pop parlant ironiquement de liberté, Martina se retrouve seule, isolée, sans nom, sans passé, avec devant elle une avenir de survival forestier, de vertige métaphysique.


Martina devient la figure centrale car humaine d’un tableau vivant qui l’excède en permanence, que la caméra cadre en Scope, dans une horizontalité en dialogue avec le mouvement ascendant vers la verticalité des alpages. Nous voilà avec Martina dans une œuvre absolument allemande, enracinée dans un romantisme pictural et alpestre particulier, pleinement identifiable (Herzog le prolongera sur presque toute la planète, Rohmer y reviendra pour sa Claire au genou à rendre fou). Auparavant, Martina portait une robe blanche immaculée, ajustée à son corps deviné (mamelons durcis sur le balcon, bon), des escarpins qui la faisaient trébucher sur les cailloux du sentier, un châle très chic pour se couvrir le cheveux dans le véhicule minuscule au sein de l’immensité naturelle, reprise de l’ouverture routière et brillante de Kubrick à l’Overlook, du rouge à lèvres et du verni à ongles. Au présent du double récit, Martina se vêt désormais de fringues informes, arbore une coupe courte de garçonne, des doigts noircis par les travaux manuels, par le peu de souci prêté à l’apparence. Il faut que Martina veille sur elle-même, qu’elle apprenne à ne pas céder à la tentation du Grand Silence de la blancheur au-dehors, au-dedans, qu’elle s’accroche à son histoire, la raconte jusqu’au bout, pour elle, pour nous, pour la chatte debout devant la fenêtre ou assise sur la table, génitrice orpheline de la petite Perle, unique survivante avec la vache Bella, elle-même en deuil de sa portée taurine. Dans le paradis infernal, ou l’inverse, de Martina, un homme finit par surgir, in extremis, hirsute, armé d’un hache, comme égaré d’un slasher pour adolescents teutons. Martina, au ralenti, file chercher son fusil, mais trop tard, en vain : l’étranger mutique vient d’occire le bestiau et le chien – elle l’abat d’une balle précise, elle se débarrasse de son cadavre dans une crevasse où poussent des roses, elle enterre son joyeux compagnon d’occasion, à travers les saisons.


Que deviendra Martina ? Durant la dernière scène, Martina regarde à l’extérieur, en direction de la corneille esseulée habituée à la rejoindre, à se restaurer de ses restes. Tout ce qui précède, anecdotique et cosmique, Martina le formule à haute voix off, l’actrice existe donc dédoublée, une pure présence d’image, une aura de spectre acoustique, dans une sorte de film muet littéraire et musical, aux airs classiques un brin superflus, aux allures de plus-value ennoblie. Martina respire aussi en tant qu’être-là à la Heidegger, cernée par l’omniprésence de l’espace et du temps, qui change sans changer, qui passe sans passer, propriétaire et prisonnière d’un art spatio-temporel, le cinéma, à l’instar de la relation qui la lie à la donneuse de lait, à nourrir, à soigner, à aider de toute la force de ses bras lors de la mise à bas. La sidération, le désespoir, l’apaisement, la douleur de l’arrachement, l’acceptation du sort injuste, tout cela Martina va le connaître, s’en repaître, dans son journal vacciné contre le divertissement, le délassement, l’embaumement. Ni héroïque ni narcissique, Martina refuse le suicide, s’émerveille sous une nuit étoilée, accomplit les travaux du jour, dort mal la nuit, cauchemar de claustrophobie ou d’arbre aux tenues pendues, tenue éveillée par le froid qui pénètre entre les fissures, se fait entendre malgré le feu du foyer, dans une synesthésie discrète. Heidi hardcore, Ève réinterprétée par Caspar David Friedrich, Martina occupe quasiment chaque plan, seule en scène pendant une centaine de minutes. Le visage-paysage de Martina, on ne se lasse pas de le scruter, de le contempler, de l’aimer. Sans Martina, celle-là et pas une autre, l’entreprise posséderait moins d’emprise, se réduirait, qui sait, à une réflexion parmi d’autres sur l’épuisante et scolaire condition humaine, à un livre audio live et lisse, à un dépliant touristique de luxe.



Avec Martina, avec le rôle singulier d’une carrière assez exemplaire, avec la manière de Pölser, issu du théâtre, de la filmer, de la mettre en valeur, de la déposer au lit contre le vide et l’obscurité, de la capturer en contre-plongée céleste de meurtrière, de moraliste, et de mémorialiste, définissant à son échelle le bien et le mal, Diane chasseresse nietzschéenne ou Noé au féminin, son périple limité prend une dimension de mélodrame existentiel, que le lecteur nous pardonne ce pléonasme. À défaut d’être cette fois érotique, comme naguère chez Houellebecq et ses particules pas tellement élémentaires relues outre-Rhin, le regard de Martina s’avère bel et bien lyrique, tendre, déterminé, blessé, résilient. Le mystère de Martina se déploie dans ce grand petit film comportementaliste et intériorisé, doucement fantastique et vaguement misanthrope ou misandre. Féministe, Martina, convaincue que le jugement aigrit l’espèce, tend à combattre vainement l’ordre irréversible des choses, que l’amour immanquable demeure la meilleure raison et façon de vivre, impossible à ce jour, tant pis ? Peut-être, certainement, et cependant Martina ne se réduit pas à cela, à l’adaptation longtemps murie d’un conte philosophique primé, paru dans les années 60 consuméristes, dû à l’éphémère Marlen Haushofer, admiré par la guillerette Elfride Jelinek, similaire amatrice de prose exempte de dialogues. Martina, dans sa solitude, dans sa finitude, dans sa chasteté forcée, dans son déni implicite du désir, y compris dans le texte, lui-même l’enfant lexical substitué à la chair de sa chair, possibilité et non destin, nous le savons bien, s’adresse aux femmes et aux hommes, scelle son récit dans un sang guère christique. La fraternité, la vie des autres, Stasi ou pas, Martina ne les respecte pas, pas dans l’action de déraison, dans une loi du Talion expéditive et peu avide de regrets.


Martina doit réinventer sa propre humanité, se métamorphoser sans céder à la bestialité, à ce qui gît en-deçà, abîme d’absurdité à vous rendre sale, muet, cinglé, incapable d’aligner deux mots, écrits ou parlés, de saisir l’esquisse de la notion de civilisation. Martina, pas d’autre choix, doit s’affirmer en se fondant à l’intérieur de l’immensité du monde, doit accepter d’en faire partie, de procéder de lui, de ne plus se retrancher derrière le mur impur de la société, de la panoplie, de l’éducation, de la socialisation. Si Martina perd une partie de son corps, origine masquée, exposée à la Courbet, si elle gagne son insertion dans un environnement majestueux et indifférent, elle ne se transmue pas pour autant en Leni Riefenstahl bancale ou en une Aryenne adepte moderne du naturisme eugéniste. La frontière tactile, infranchissable par Martina, borne de reborn, autorise une renaissance, une seconde chance sous caution. Martina, comme chacun d’entre nous, paye le prix de sa liberté non plus surveillée, puisque le métrage ne démontre aucune transcendance, mais majorée, élargie à la grandeur et à la peur de l’écrin kantien, le sublime et le terrible associés au sommet de la vallée, à l’horizon des monts, au relativisme de l’univers. Martina, face à cela, ne représente plus rien, elle signifie tout. Dans ce film de fantômes et de confessions, à la fois funéraire et radieux, à l’ombre et au soleil, Martina tresse le trivial à l’astral, la voix humaine émancipée de Cocteau ou Rossellini au pascalien silence des espaces infinis, le microcosme de sa trajectoire au macrocosme autarcique, hiératique. Tel William Blake, Martina découvre ou plutôt redécouvre le cosmos au creux de sa main, elle se laisse traverser par l’immanence, elle sait bien que résister reviendrait à se détruire.


La victoire de Martina réside dans sa défaite, la nôtre et la sienne. La coda de Martina rappelle aux rousseauistes amnésiques l’insanité du nazisme, qu’ils ne pourront point se refaire une virginité de page blanche, surtout pas au pays des rudes pâturages et des peintres ratés. Et quand Martina s’interdit de tuer un renard somptueux, soyeuse tache marron sur la neige intacte, on se remémore De Niro guidé par Cimino, on obtient la preuve que cette femme n’agit pas par vengeance, ne rajoute pas sa part aux contingences sanglantes. Dans sa forêt pas si éloignée, en rime à celle de la sorcière Blair, territoire étranger, familier, premier, à apprivoiser, Martina s’en sort, n’en sortira pas. La bulle oxygène et exclue, Martina ne dira pas le contraire. La subjectivité ontologique de Martina, son sentiment d’isolement, son impuissance essentielle à se relier à autrui, la conscience intense, intime, de sa mort future, annoncée par les morts violentes précitées, son élan vers le ciel, le cycle, vers un encerclement ouvert, résonnent en nous, à moins d’être déjà décédé, assommé par la vulgarité, la bêtise, la laideur alentour. En suivant Martina dans son aventure à plusieurs lectures, on s’extraie de la gangue du quotidien, de l’érosion perpétuelle, structurelle, qui nous empêche de penser, de ressentir, de frémir, on se libère des peintures de guerre à travers ce portrait de femme, de guerrière en larmes, on se met dans la peau et l’oreille de l’ermite mutique en coupant le son, histoire de laisser parler des images sans doute trop sages et néanmoins inspirantes. À moins que Martina Gedeck ne constitue notre vraie source d’inspiration, ici et maintenant, dans l’immédiat itératif du cinéma, dans le combat miroité d’une identité toujours à créer. Martina, l’une des actrices les plus remarquables de sa génération, sans peine supérieure au film, l’irrigue de son énigme, de sa vérité, de sa force, de sa fragilité. Ja, Martina peut murmurer pour l’éternité, nous emmurer vivant dans sa parabole agricole, nous ne tenterons pas de faire le mur, de nous soustraire à son charme sombre et solaire. Alors viva Maria, dans le sillage de Malle ? Mieux : viva Martina, natürlich !


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