The Red Shoes : Le Métro de la mort


 « Trouver chaussure à son pied » – coupé…          


Chassons les chaussons des Archers puisqu’il s’agit ici de chaussures roses (fuchsia, voilà), non d’une réflexion (d’une chorégraphie) sur l’art à en mourir mais d’un voyage au bout de la nuit de la folie : si « l’habit ne fait pas le moine » (le costume crée pourtant en partie le personnage, sur scène et au cinéma), la paire d’escarpins fait l’assassin (au féminin), morale du conte de fées (défaites) pour adultes connaissant ou point le récit d’Andersen, généalogie de marketing davantage que de diégèse. Voici une femme mariée, trompée, peu aimée de sa gamine à son papa (complexe d’Électre en perspective), qui, lentement, va découvrir puis se laisser envahir par sa part d’obscurité, irréductible au « continent noir » de Sigmund F., aisément transposable à une masculinité occise, déboussolée. Comme le détective amnésique de William Hjortsberg (décédé en avril dernier) & Alan Parker (Angel Heart), comme Œdipe selon Sophocle avant lui (le polar telle une modernisation de la tragédie, fatum compris), l’héroïne enquête sur elle-même, sa démarche heuristique s’avère ouvertement tragique. Quelque chose de vertigineux émane de ce grand petit film (à peine le deuxième, en 2005, de son auteur) à la douceur exquise, à la violence permanente, à la composition évidente (maîtrise du Scope), malgré une caméra parfois portée par un chef opérateur inspiré (Kim Tae-kyoung), d’ailleurs requis pour l’audiocommentaire drolatique et technique en tandem (vouvoiement charmant). Sous sa polymorphie naturelle et culturelle (marqueur de la filmographie sud-coréenne), sous ses allures de mélodrame maternel, motif récurrent de l’imagerie générique, The Red Shoes trace un portrait de femme mémorable, porté par une comédienne exceptionnelle, la belle et plurielle Kim Hye-soo.



Au fil du film, on pense de plus à plus à la sensation (double sens) de Possession, à l’interprétation tétanisante d’Isabelle Adjani – métropolitain et parking utérins, rictus de sainte et de cinglée, pénétration (sexuelle, sensorielle) du fantastique dans la réalité donnée, convenue (vaudeville perverti), autant de correspondances entre les deux transes, même si ce métrage-ci ne déploie par l’humour (très) noir (et européen) de celui signé Żuławski. Du reste, une similaire hantise historique fait résonner les œuvres, nazisme + communisme à Berlin ou collaboration avec le Japon à Séoul. On n’en finit jamais avec le passé, avec sa brutalité infusée dans le présent, on assiste au replay du trauma premier, doublement « scène primitive », d’accouplement et de meurtre. Spectatrice (ou médium) d’un « ménage à trois » théâtral (ballet rose morose ou en uniforme martial) en miroir de son propre drame banal, la mère meurtrière se dédouble à l’instar et à l’image du métrage, car le double DVD Pathé propose la version salle et la version vidéo, petite leçon de montage à domicile pour cinéphile au temps libre. Du film dit horrifique, on passe au thriller estampillé psychologique, avec une dizaine de minutes rajoutées, du sexe (pudique) explicite, un développement dialogué du personnage principal et même un piano désaccordé substitué aux cordes orchestrales (musique mélancolique et bruitiste de Lee Byung-woo, notamment compositeur de la valse émouvante de Deux sœurs). Adieu au poème lyrique (pléonasme ou presque), bienvenue à l’essai analytique (acception courante et connotation psychanalytique, bien sûr). Il convient d’aimer pareillement, pas pour les mêmes raisons, avec des intensités différentes, les apparences opposées, tressées, stimulées (hypothèse d’une projection sur des écrans en stéréo, à la Abel Gance).



Et la plus terrassante « noirceur » ne se loge pas toujours là où on l’interroge (la suspecte, la redoute) : l’épilogue au cinéma, en trois temps, paraphe la victoire des spectres, dans la rame (maman hurlante, terrorisée), dans une glace (gamine en tutu, maquillée comme La Petite de Louis Malle), sur une place (godasses fatales ramassées en boucle bouclée par une future victime) ; la coda domestique se situe dans le cabinet d’ophtalmologie, inauguré par un œil mural à la Magritte, une salle d’observation dans laquelle le médecin (au féminin), menacé de presbytie vieillie, observe en pleurant, à travers une fenêtre, l’affiche publicitaire géante de la danseuse (enceinte) des années 40 exhumée sur les immeubles, déterrée/enterrée dans les formes (et avec ses talons aiguilles) à l’orée du nouveau millénaire. Film sur le regard aveugle, aveuglé, aveuglant, film sur une femme qui se regarde au miroir (elle se moque, ventriloque, de sa petiote), élément scolaire mais évocateur de la césure mentale, de l’aliénation intime, The Red Shoes joue du flou et de la mise au point dès le prologue dans le subway eugéniste (pas celui à la con de Luc Besson), suite de couloirs souterrains diablement infernaux, où se disputer un bien qui ne vous appartient, où perdre la tête et surtout les pieds, atrocement coupés, d’une adolescente amputée. Du gore, vous en voulez encore ? Alors voilà une douche écarlate et onirique au chevet de la gosse elle-même ensanglantée, relecture mature de celle de Carrie au bal de promo (elle y dansait en travelling circulaire en contre-plongée, avec son partenaire d’un soir et surtout la caméra de Brian De Palma), variation verticale sur le torrent de sang issu d’un ascenseur et submergeant l’esprit chancelant de Jack Torrance à l’Overlook (Kubrick grimé en liftier rusé de Shining, autre comédie sinistre et sinistrée).



Pas rassasié ? Allez, une vitrine brisée à la Dario Argento (tendance Ténèbres), un cauchemar de mollets infantiles sectionnés, une double pendaison en public de mariage, un décorateur d’intérieur clairvoyant trucidé à l’aide de ses outils, épinglé au mur, papillon bipède, à côté du modèle infidèle, auparavant amant passablement dévoré par la femme méconnaissable, cannibale (castratrice ?), dominatrice, juste sous le tableau d’une ancienne amoureuse transformée illico en bouffeuse de serpents (notre cinéaste Kim Yong-gyun emploie le mot « grotesque » à juste titre pictural) – et n’oublions pas une neige d’hémoglobine sucrée sur la galette en plastique. L’essentiel se trouve cependant ailleurs, dans les frémissements de l’actrice, dans la mobilité sidérante de son visage, dans son corps traversé d’une énergie chthonienne assez ahurissante (elle tomba malade après un tournage amusant-éprouvant). Sa persona tue son époux (bientôt éborgné via la pointe pour cambrer) à coup d’ampoule létale, se débarrasse de l’artiste couchant lui aussi avec autrui (pour l’oublier, explique-t-il), étrangle sa progéniture et la laisse in fine se faire happer par le train sous terre (la sauve in extremis au cinéma). Homicide, infanticide, enfin lucide, l’avatar nous bouleverse par l’authenticité de son artificialité, par la justesse de ses excès, par la nature poignante de ses outrages. Il existe pire que la mort, qu’une malédiction, il existe la survie, une damnation sans dieu (majuscule en option) ni démons, sinon ceux de la mémoire. Chez Cassavetes (Une femme sous influence), Peter Falk ne reconnaît plus sa moitié, songe à la faire interner. Victime et bourreau, donnant la vie et la mort du même élan (lors de l’accouchement), bourgeoise et barbare, figure d’aujourd’hui et réceptacle d’hier, on ne cesse de (se) reconnaître (dans) la terrifiante fraternité de Sun-je, piégée dans sa duplicité candide, dans sa fureur à la surface, à quelques centimètres du lac impassible (et artificiel) établi par la bienséance sociale.



Nulle misogynie ici, nulle généralisation de saison, on le répète, cette odyssée intérieure vaut pour chacun(e), ne se résume pas à une fable sur l’insanité du consumérisme (elle collectionne les chaussures, jouet d’adulte, explique-t-elle à la fillette), sur la spoliation (dérober aux pauvres leurs pauvres trésors à talons, leurs gracieux efforts, leur talent, leur vie, littéralement, et celle de leur enfant à naître), sur l’inconscient à rencontrer, à canaliser (mythologie freudienne rémunérée, justification de toutes les répressions puritaines, de toutes les lâchetés excusées par l’étranger intérieur, à demeure), bien que ces lectures puissent surgir, bien que le film ne néglige pas la dimension sociétale de sa fable (une femme de ménage, complice-témoin de naguère, se clochardise au sous-sol, vieille vite refoulée – diraient les psys – par l’agent immobilier à l’onctuosité de camelot digne de sa profession, un gueux probablement « sans dents » – un salut estival à notre récent ex-Président – avise la passagère depuis le sol du compartiment, limace dégueulasse à écraser du pied chaussé, qui sait). The Red Shoes se fiche du fétichisme, pas de la catharsis, tout au long de l’escalier en colimaçon, molto antonionien, descendu par une femme identifiée en Corée, saisie par l’envie de tout quitter, de tout abandonner, la chère chair de sa chair incluse, de sonder le néant qui la constitue, et toi ou moi avec elle (certains écrivent pour se distraire, j’écris, à partir de films, afin de conserver ma santé mentale). En conclusion, aussitôt, sans tarder, enfilez vos red shoes à vous et dansez (avec moi, pourquoi pas) le blues de la vie à la Bowie, oh oui, loin de l’hérésie nietzschéenne d’une existence dépourvue de danse et de musique, de beauté fêlée, de vivifiante horreur, de femmes filmées, incontestablement terribles et tellement magnifiques.


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