L’Écran démoniaque
Six-cent-soixante-sixième article – CQFD.
C'est ici la sagesse. Que celui qui a
de l’intelligence calcule le nombre de la bête. Car c’est un nombre d’homme, et
son nombre est six cent soixante-six.
Apocalypse de
Jean, 13 : 18
Pleased to
meet you
Hope you
guess my name
But what’s
puzzling you
Is the nature
of my game
Mick Jagger &
Keith Richards, Sympathy for the Devil
Prince des ténèbres (un clin d’œil à
Carpenter), adversaire désespérant (un salut à Nicole Garcia), éternel trompeur
(donc maître des apparences, des illusions, des désillusions, à la Clive Barker
ou non), le Diable aime le cinéma, et le cinéma, art funéraire, spectral,
démonologique dirait Lotte Eisner au sujet de l’expressionnisme allemand (je
lui emprunte son titre, paix à son âme), l’apprécie aussi. Le Diable, plus
personne n’y croit, à part une poignée de religieux romantiques (et
inversement, au risque du pléonasme), mais beaucoup continuent encore à le rencontrer (vive le ciné de Corée du Sud, surtout The Priests), en salle ou à domicile, à célébrer
d’inoffensives messes noires sur grand et petit écran. On ne reviendra pas ici
sur le pacte faustien hollywoodien (Albert Lewin adaptant Dorian Gray, Polanski à New
York City, De Palma et l’industrie du disque, presque désormais défunte), ni
sur le sens métaphorique du terme (cf. le martyre d’Urbain Grandier par
l’anticlérical Ken Russell). On se gardera également de commenter des
malentendus : Rosemary’s Baby relève du cas clinique et de la satire méta, L’Exorciste
s’avère un film (un drame de chambre, doublement) sur la foi, sur la
culpabilité (des mères, envers elle), La Malédiction un thriller paranoïaque sur fond de
pouvoir, depuis Rome jusqu’à Washington, Amityville : La Maison du diable
une allégorie économique (famille en crise de la classe moyenne, propriétaire
éphémère). Le Diable, Polanski & Friedkin le comprirent mieux que d’autres,
chacun à sa façon, dans la suggestion ou l’exhibition, ne saurait être
représenté, il se borne à une figuration d’occasion, de seconde main, notamment
sous les traits faussement angéliques d’un gamin très loin du chérubin. Ridley
Scott, dans Legend, opte pour un Darkness danseur, pourquoi pas, bien que
son démon écarlate ne s’écarte jamais de l’univers du conte, de sa féerie naïve,
volontiers manichéenne (pas un reproche, juste un constat).
Comme Méduse au miroir du bouclier de
Persée, le spectateur n’aperçoit, sidéré, terrifié, qu’un reflet, qu’une pure
image, que l’incarnation par procuration de ses ravages. Le Malin, davantage
salace que John Huston, semble obsédé par les jeunes filles, par leur
défloration, par leurs contorsions. Dans L’Exorcisme d’Emily Rose, le corps
cassé, en caoutchouc, de Jennifer Carpenter (simple homonyme) constitue à lui
seul le plus stupéfiant (ou inconsistant, selon l’humeur critique) des effets
spéciaux. De son côté, Damiano, Satan l’habite, probablement, rajoute notre
Bresson national, cartographie dans The Devil in Miss Jones une sorte
d’enfer (majuscule facultative) sartrien guère serein, s’y octroyant d’ailleurs
un caméo à la Renfield (l’aliéné amateur de mouches du Dracula de Stoker). En
matière de parabole érectile, vous repasserez, s’il vous plaît, tant pis pour
le boa de Georgina (la zoophilie, un
péché véniel ?). Quant à Pacino, tourmenteur sarcastique de Keanu Reeves
dans L’Associé
du diable, justement, il paraphe, dans le sillage d’un Lubitsch, une
conception bureaucratique très américaine de l’au-delà, à base de contrats, de
négociations, de droits et devoirs des parties impliquées, retrouvée, sur le
mode humoristique (et un brin érotique) dans le sympathique Endiablé
(Liz Hurley en effet à se damner). Tout ceci ne mérite pas une sacristie,
imagerie confite dans l’eau bénite des conventions de saison. Le
Rite ne fit pas mieux, avec son Anthony Hopkins en mentor retors.
Puisque Lucifer ne possède aucun visage, ses illustrateurs s’en trouvent
réduits à ressasser ses outrages, majoritairement exercés sur le sexe féminin,
avec ou sans crucifix phallique.
Misogyne, Belzébuth, l’un des mille
patronymes du bien nommé Légion (William Peter Blatty, notoire grenouille de bénitier,
en embuscade), l’un des mots préférés du secret Freddie Mercury ? Sans
doute, pas plus que Dieu le Père, du reste, à peine troublé par la virginité de
Marie ou les clients de Marie Madeleine (Gibson se fendit d’un diable androgyne
pour sa Passion stupidement taxée d’antisémitisme). Et Traci Lords put
bien couronner sa crinière blonde de cornes rouges parmi les New
Waves Hookers de Gregory Dark, elle demeure une performeuse enfumée des
années 80 plutôt qu’une pécheresse-diablesse. En Italie, culture catholique
oblige, Sa Majesté (des mouches, bis)
sévit souvent, dans l’œdipien L’Antéchrist, dans l’écolo Holocauste
2000, dans le réflexif Lisa et le Diable. En France, on
sourit avec Duvivier (Le Diable et les Dix Commandements)
ou l’on frémit avec Pialat (intense Sous le soleil de Satan). Polanski (toujours
lui) et George Miller tamisèrent à leur manière la problématique maléfique avec
de l’ironie et du sentimentalisme (Les Sorcières d’Eastwick et La
Neuvième Porte), Alan Parker transposa la persona dans un polar esthétisant (Angel Heart). Rien d’exhaustif dans cette liste impressionniste, qui
visait seulement à saluer, en bon athée, un personnage mythique (par conséquent
mythologique), médiéval (constamment ressuscité par une modernité doutant
d’elle-même, de sa rationalité stérile, de sa clarté électrique, de sa spiritualité publicitaire),
attirant (le poids d’une âme hypothétique pèse peu, face à l’accomplissement
promis de ses envies les plus sauvages, les moins avouables) et repoussant
(d’où son attrait implicite, son statut de tabou tentateur, en apologie de la
laideur, en inversion de toutes les belles valeurs citoyennes, humanistes, rassurantes
et valorisantes).
Le Diable, qu’on se le dise, nous
connaît parfaitement, nous visite régulièrement, au quotidien, au cinéma, à
chaque fois que notre lumière intérieure vacille, que le clignotement du
projecteur menace de s’arrêter, de nous plonger dans un abîme d’obscurité enfin
matérialisé, extériorisé. Strindberg l’affirmait à raison dans son explicite Inferno
(pas celui de Dario Argento, pas loin) : l’Enfer, nous y vivons tous déjà,
depuis longtemps, nul besoin de le redouter après la mort, de l’imaginer dans
les arts. Si le Diable, cinéphile par essence, pour ainsi dire, ne se lasse pas
des mensonges consolateurs du cinéma, le cinéma, détenteur de sa propre vérité,
alchimie de chimie, de montage, de fichiers numériques manipulables à l’infini,
contrairement à la vie (humaine), encore écourtée par le final cut du Grand
Horloger (ou le hasard d’une insondable absurdité, corrigent les incroyants),
lui réserve un rôle de choix, par exemple en rime au réalisateur-dictateur (je
pense au pandémonium pasolinien d’après Sade), en ennemi intime prosaïquement incarné (voire galvaudé) dans des personnages historiques (Hitler
et ses pairs) ou des criminels exceptionnels (la pédophilie, actuel horizon des
événements de l’indignation populaire et judiciaire). Sécularisé, intériorisé, identifié
dans/à un registre particulier (l’horreur métaphysique, pour aller vite), le
Diable se pare de ses nouveaux avatars pour nous raconter une très vieille
histoire : celle de notre arrogance, de notre impuissance, de notre chute
et, peut-être, de notre salut. Le Diable n’existe pas (plus), les films si – en
eux, par eux, il nous remémore, au sein du divertissement immanent, une forme
de transcendance, même grossière, même vulgaire, domaines qui lui conviennent
(assez). Ne pas croire en lui ne vous mettra pas à l’abri, indeed, suprême subterfuge d’un démiurge de destruction. Le
convoquer le temps d’un métrage, l’évoquer le temps d’un article, permet de
jouer avec une idée, d’en faire quelque chose au lieu de laisser faire Lucifer,
mon double, mon opposé, mon repoussoir et mon frère, finalement, en enfer et au
firmament.
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