From Caligari to Hitler: German Cinema in the Age of the Masses : Retour vers le futur
Suite à son visionnage sur le service Médiathèque Numérique, retour sur
le titre de Rüdiger Suchsland.
On redoutait l’illustration scolaire
de la thèse discutable et discutée (admirée là) de Siegfried Kracauer. On
découvre un équivalent allemand du (sympathique) Un voyage avec Martin Scorsese
à
travers le cinéma américain. Oh, quelques spécialistes apparaissent
(dont un New-Yorkais), deux cinéastes (Fatih Akin & Volker Schlöndorff)
s’expriment, leurs interventions se limitent néanmoins à des ponctuations.
Accompagné de la monteuse Katja Dringenberg, des compositeurs Henrik Albrecht/Michael
Hartmann, l’auteur nous propose un parcours subjectif dans une décennie (élargie)
précise, cinématographique autant qu’historique. Et l’odyssée au passé prend la
forme d’une boucle bouclée, sous le signe de l’asile : Le
Cabinet
du docteur Caligari (Wiene, 1920) en point de départ, Le
Testament du docteur Mabuse (Lang, 1933) en point
d’arrivée. La République de Weimar, contradictoire, mélange de misère et d’ivresse,
sillage de la Grande Guerre et présage de la Seconde, sert de décor,
expressionniste ou non, à l’évocation d’une imagerie conçue en préfiguration du
régime nazi, spectacle advenu dans la « vraie vie » transformée, au
fil coupant des années, en cauchemar commun, en « film-réalité »
somnambulique et maléfique. La nation y devient une maison de fous dirigée par
un histrion cinglé, avec la complicité d’un peuple majoritairement nostalgique
de l’autorité, surtout prussienne, pas seulement sur grand écran, face à
l’anarchisme urbain et aux incertitudes de lendemains tout sauf chantants, même
si le « septième art » polyglotte se met à chanter, par exemple via des co-productions (franco-allemandes)
entre les ennemis d’hier. La démocratie teutonne, victorieuse d’un Empire
militaire, connaît donc l’inflation, les tensions, les démons (de Lotte
Eisner), ces derniers projetés dans une obscurité au carré (la salle, la toile),
en miroir de sa psyché tourmentée, héritage du romantisme brumeux tressé à la modernité
brutale.
Les Allemands s’émancipent (de la
morale), redécouvrent leur corps (sur Les Chemins de la force et de la beauté),
font de l’alpinisme (guidés par Leni Riefenstahl), arpentent la grande ville
(symphonie de Berlin à la Walter Ruttmann), dévoilent ses dessous (les
souterrains de Metropolis), crèvent de faim (nourris de mythologies domestiques
ou importées, Faust versus
Nosferatu). Le soupçon (double sens) de xénophobie attribuable au piratage de
Murnau (et donc de Stoker, qui en profitait, en bon Irlandais, pour ironiser
sur l’altière Angleterre victorienne vampirisée par un antique aristocrate des Carpates)
se dissout vite (aux premières lueurs du jour, dans ta chambre allemande, mon
amour) devant l’invraisemblable vérité (langienne) : l’Allemand,
« homme démoniaque » (Eisner, bis)
frissonne face à son reflet déformé, exposé, outré, refuse de lire et
d’assembler les indices annonçant la catastrophe (pas uniquement juive,
génocidaire) à venir – comme le directeur de l’établissement psychiatrique
possédé par l’esprit habile et agile du criminel cloîtré, la terre de Goethe
& Schiller file à tombeau ouvert, littéralement, sur une route mille fois
plus sombre que la Lost Highway de Lynch. Pourtant, cela
pouvait se passer autrement, uchronie jolie mise en scène par le grand
(directeur de la photographie) Eugen Schüfftan dans son unique réalisation,
virée désinvolte et mixte en écho aux jeux d’eau du quatuor (ou quintet)
hédoniste des Hommes le dimanche de Robert Siodmak (collaboration de Wilder
& Zinnnemann) éclairé par ses soins. Ya, quelque chose céda, cassa, enraya
cette Partie de campagne improvisée, en correspondance avec la
Nouvelle Objectivité. Le M sur le manteau de Peter Lorre, lettre à la craie de
Malheur, Malédiction, Meurtrier, trinité d’insanité, damnation terrible et
bouleversante débarrassée des farces et attrapes du fantastique, abîme
nietzschéen qui continue encore à nous regarder droit dans les yeux, donne à
voir et à entendre (importance du son) que Les assassins sont parmi nous, en
nous, en Germanie et ici.
Si l’on peut, et tant mieux, mettre
en doute la théorie de Kracauer, émule marxiste de la « théorie critique »
exilé aux USA, spectateur professionnel épris de « rédemption de la
réalité », autoproclamé archéologue des consciences dont le travail vaut
surtout pour sa dimension testimoniale, sourcée (renvoyons le lecteur vers
l’article-préface de Leonardo Quaresima, objectif et exhaustif) ; si la
risible sociologie, imposture intellectuelle à l’instar de la psychologie et
des autres sciences dites humaines (en indécrottable littéraire, on n’admet que
les sciences « dures »), ne mérite que les moqueries (ou
l’indifférence française), a fortiori
quand elle se pique de cinéphilie ; si l’on peut faire dire ce que l’on
désire, et surtout le pire du n’importe quoi (gender studies et
onanismes universitaires néo-féministes du même acabit-e) au cinéma, tout ceci reste
assez « latent » – ah, que ferions-nous sans le lexique de la
psychanalyse, simple hypothèse datée du psychisme guère excitante, stimulante,
devenue par un tour de passe-passe d’enfumage une grille d’analyse (une « thérapie »
rémunérée) incontournable, y compris combattue – dans le documentaire de Suchsland
(également narrateur), puisque son contenu « manifeste » constitue au
final une mosaïque bien plus complexe et plaisante que le petit exercice
autarcique de futurologie a posteriori
du philosophe de Francfort. Affirmer que le l’esthétique relève du politique
(et du poétique), que le cinéma se situe dans la Cité, que les films nous
informent (nous attribuent une forme, nous informent sur nous-mêmes) relève du
truisme et cependant de la nécessité, à rebours de l’actuelle mainmise de
l’auteurisme et du divertissement, idéologies pareillement douteuses, pas pour
les mêmes raisons. Certains préféreront en outre l’approche (postérieure, parue
en 1952) de Lotte, plus individualisée, stylisée, théâtralisée, cultivée (replay de Freud contre Jung, allez).
Il demeure que le métrage ne se borne
pas à citer les bornes essentielles, qu’il permet de découvrir, d’entrevoir, des
œuvres étonnantes, attirantes, malheureusement méconnues, toutes restaurées
avec amour et rigueur par la fameuse fondation Murnau. Exhumons avec lui, par
ordre chronologique, les noms de Robert Reinert, Reinhold Schünzel, Joe May,
Arthur Robison, Arthur von Gerlach, Gerhard Lamprecht, Arnold Fanck, Ernö
Metzner, Paul Czinner, Werner Hochbaum, Wilhelm Thiele, Marie Harder, Gustav
Ucicky, Erik Charell et Paul Martin, sans omettre évidement Lubitsch, Paul
Wegener, Pabst ou von Sternberg, plus connus de ce côté du Rhin, sans négliger la talentueuse
beauté (sinon l’inverse) de Louise Brooks, Marlene Dietrich, Lilian Harvey ou
Brigitte Helm. Cessons le name droping et soulignons que From
Caligari to Hitler: German Cinema in the Age of the Masses ne possède rien
du décalque ni du livre (ou film) audio. Suchsland, né en 1968, fait l’impasse
sur plusieurs chapitres de l’essai publié en 1947, notamment la dernière partie
consacrée à la propagande nazie des bandes d’actualités inspirées par le modèle
soviétique, n’aborde pas le néologisme du caligarisme (il compense au moyen de
« l’ornement de masse », thématique de foule diffractée). Avec ses
images d’archives bien insérées, avec son rythme alerte, avec sa perspective
spécifique mais pas envahissante, avec sa modestie, sa sincérité, son humour
acide (« Un début si brillant ! Une fin si lamentable ! »),
son opus se lit et s’apprécie en précipité d’histoire, du cinéma, de
l’Allemagne, du cinéma allemand, en dépit de rapprochements orientés (Mabuse le
graphomane rédigerait Mein Kampf) ou intéressants
(harmonies anachroniques du néo-réalisme et de la Nouvelle Vague).
Il propose en outre une réflexion (interrogation-scansion
« Que sait le cinéma que nous ignorons ? ») sur les fantômes supposés
prophétiques et assurément méta du cinéma (dès les origines), sur la mémoire partagée,
la proximité de l’altérité (« Est-ce que ça existe, un regard
allemand ? » se demande la voix off
sur des gros plans de visages souriants), à la recherche d’un pays disparu,
conservé au ciné, peut-être survécu à lui. Le mystère du désastre (national et
international) conserve son opacité, malgré la « banalité » (du pacte
diabolique) pointée par Hannah Arendt ou le faisceau largement retracé de faits
socio-économiques. N’en déplaise aux suiveurs de Siegfried (Kracauer, pas celui
des Nibelungen),
les films ne fonctionnent pas comme des documents, des preuves à charge,
indubitables, d’un insaisissable « inconscient collectif », embaumé à
un moment donné, bien qu’ils puissent (comment pourrait-il en être
autrement ?) jouer un rôle de réceptacle transposé des joies, des
tristesses, des aspirations et des craintes du territoire qui les produit, en
tant que jeu sérieux, formel et mortel, industriel et existentiel, horizon
d’illusion(s) offert à des ressentis singuliers (concordés). Cet exercice parfois
poignant et constamment vivant (vitalité des extraits, de leur agencement)
s’achève sur des nécrologies, une liste impressionnante d’émigrés célèbres, 1933
en date décisive, parmi lesquels Karl Freund, Erich Pommer, Max Reinhardt ou Conrad
Veidt. Oui, il s’agit d’une filmographie en effet majeure, et sa beauté (son
actualité) surnaturelle, fraternelle, peu importe le raccord (juste ou faux)
avec ce qui vient après, persistera longtemps, dans le silence évocateur du muet,
dans la légèreté ou la gravité du parlant, à nous hanter, Allemands, Français,
cinéphiles et citoyens.
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