Il dono : L’Échange


Suite à son visionnage sur le service Médiathèque Numérique, retour sur le titre de Michelangelo Frammartino.


Le premier plan reprend le dernier de La Prisonnière du désert : une porte ouverte sur le monde, surcadrée par l’obscurité. Un vieil homme sort, contre un rectangle de terrain noir et de ciel blanc. Devant la texture de l’image, 16 mm rugueux « gonflé » en 35, face au comportementalisme introductif, on peut se croire spectateur d’un documentaire. En réalité, Il dono abolit la frontière, fait fusionner la fiction avec le réel. Le don homonyme renvoie à un élément précis du récit, à la problématique d’ensemble, mais aussi et surtout à une capacité à observer l’être-là, à l’infuser de motifs fictionnels – « don de double vue », en effet, qui cherche à percevoir la surface et l’intériorité, à les donner enfin à voir, débarrassées de la poussière de la professionnalisation, de l’emprise de la dramaturgie. Pas d’acteurs, rien que le grand-père du réalisateur en protagoniste, qu’une décoratrice de cinéma (nommée Gabriella Maiolo) en actrice unique (double sens), que la population d’un village (des damnés, des oubliés) en Calabre. Si Le Christ s’est arrêté à Eboli, nous dit Rosi, ici on rénove une façade d’église, on va se faire raser, on tient un tabac, on tape sur une enclume, on croise un chien, des chats, on attend la mort avec une patience surprenante, en ne regardant nulle part, en chantonnant un air pour soi, vêtue de deuil. Parfois, des événements se produisent : descendre à vélo au supermarché au bord de la mer, monter à bord d’une voiture secourable, apporter des commissions, accomplir un rituel magique à base de verre rempli du « mauvais œil » (cérémonie similaire en Corse), sous l’œil hilare d’une ancêtre experte. La fille fume, le vieux prépare ses adieux. Elle baise comme on rend service, pour payer la remontée motorisée, la possible coupe de cheveux.

Voici un univers autarcique ouvert sur l’infini, où règnent le troc, le commerce, la pension à récupérer à la poste afin de payer la vespa bientôt (in fine) offerte à la muette. De cette façon, le vieillard commet à sa mesure une révolution, effectue un saut quantique – arrière l’usage, l’échange, l’équivalence, bienvenue au don, au cadeau, à l’acte gratuit. Le capitalisme provisoirement vaincu par la vieillesse ? Un peu, oui, et tant d’autres choses dans ce grand petit film de 76 minutes, sorti en 2003, « tourné à quatre », confie l’auteur. Tel Antonioni, Frammartino vient de l’architecture et cela se sent à chaque plan, dans cette évidence et cette puissance du cadre qui font de Il dono l’un des films les plus captivants, visuellement, du cinéma italien contemporain. On pourrait craindre le risque du picturalisme, de la pose arty, de l’immobilisme joli. Heureusement, la précision du regard, le contrôle scopique exercé sur la réalité, ne virent jamais à la « nature morte » ni au relevé topographique. Un mystère innerve et irrigue le déploiement des plans, tandis que ce drame aux limites du minéral s’autorise l’humour et l’amour, pas ceux que l’on nous vend à longueur de séance rassurante et cynique, certes. Il ne se passe pas grand-chose dans Il dono, il ne se passe rien, selon les désolants canons de la narration majoritaire, en salle et au-delà. Il se passe pourtant mille accidents, par exemple un ballon qui dévale des ruelles, un gosse courant après, course découpée, figée, stoppée par un âne à la Bresson. Il passe la respiration de la vie, le dernier souffle des vies, celles que l’on ne voit pas, que l’on ne filme plus, qui n’intéressent personne et surtout pas ceux qui (dé)font – pour combien de siècles encore, putain – le cinéma d’aujourd’hui, là-bas et ici.



Regarder Il dono revient à se laver la rétine, à se purger de la merde audiovisuelle consommée au quotidien avec ingénuité, sinon reconnaissance. Quand la fille au vélo, à la beauté sudiste, mutique, se grille une cigarette au bout du pont, sidérée, sidérante (Dreyer for ever), on la voit pour la première fois, dans la double acception de l’expression. Certains penseront à la chasse au thon de Stromboli, à la manière de Rossellini de saisir tout ce qui nous entoure avec une lucidité affolante, tétanisante, néanmoins l’Histoire n’existe plus, le mélodrame disparaît. Pas de musique, pas d’effets, du dépouillement, un renoncement aux séductions habituelles, criminelles dans leur rimmel. Parler d’art « pauvre » reviendrait à croire que l’art appartient aux riches, qui malgré leurs milliards de dollars possèdent si peu, à l’exception des consciences, du temps perdu, qui ne possèdent rien de beau, d’intelligent, de vivant, de grand. Il dono donne une leçon, sans une once d’arrogance, aux faiseurs, aux épiciers, aux bruyants, aux assommants. Silence des épaves ensablées pour l’éternité, des carcasses d’autos abandonnées en avatar de celle du Fanfaron – cette Italie-ci apparaît en terre dévastée, en négation du « miracle économique » des années 60, en exorcisme régional de la vulgarité ahurissante des décennies à la Berlusconi. L’envie de se flinguer doit habiter quelques esprits et pourtant l’on continue à vivre, à survivre, à inhumer son chien incapable de tenir sur ses pattes, à contempler une impression porno (les calendriers proposent un érotisme suranné) comme pour élucider une énigme intime, ressusciter le désir, s’en souvenir.

Sur la feuille oubliée par les ados creuseurs, en sus d’un cellulaire insomniaque, envoûté, qui bouge tout seul sur la table ancestrale, un type fourre sa main dans la chatte d’une femme allongée – crudité adoucie du tirage, don transformé par la pornographie, dans le sillage de la prostitution, différenciée d’elle, en monétisation, en gymnastique, en consumérisme dépressif (« empire de la tristesse », écrivions-nous). La fille expérimente le système mondialisé, elle se fait prendre en stop et sur le siège de l’habitacle, elle parvient, on ne sait comment, à transcender la laideur en beauté, l’instrumentalisation en plaisir, l’inceste (tout le monde se connaît, les amants paraissent bien plus âgés) en salut. Ses râles répondent aux répliques purement fonctionnelles du vieux et d’une vieille (« merci », « au revoir », « ma belle »), en italien dialectal, presque inaudible. Les mots, Il dono s’en passe superbement, chant de la terre à la Giono, poème paupérisé, localisé, aussi vaste que l’univers, aussi bouleversant qu’une fille à la fenêtre, seins nus, finalement rhabillée, attablée, que le cinéma lorsqu’il s’aventure (toujours Michelangelo) en dehors des zones de confort, les siennes et celles du public. Film de paysages, de visages, film radical et généreux, notamment primé à Annecy et en Corée du Sud, Il dono s’achève en boucle bouclée sur le suicide habile du vieillard agile, enterré avec ses poulets, allez, rime individuelle et taciturne au cortège funéraire en fanfare. La vie, la mort, le corps, la solitude à plusieurs, le soleil et le ciel, les oliviers et le vin rouge, la falaise aux airs de crèche, l’argent et le néant, la candeur et la noirceur, la tendresse impitoyable de la caméra, du scénariste-réalisateur-monteur, les sons sensoriels en son direct, la fatigue existentielle et la belle rencontre intergénérationnelle, la fille qui file sur son scooter, sur la route sinueuse, trace bleue et jaune parmi la verdure, la lenteur, les lendemains incertains ou sereins d’après la fureur, tout vibre de nous-mêmes, de nos déréliction, destin, solidarité, du cinéma, ah, que voilà, âpre et doux, modeste et suprême, géométrique et lyrique, immédiatement grand.


Depuis, le cinéaste quinquagénaire signa l’acclamé Le quattre volte (2010), poursuite du sillon sous le signe des quatre saisons. Signalons également, en conclusion, que l’un des courts métrages d’apprentissage du Milanais aux parents calabrais s’intitulait L’occhio et lo spirito – on ne saurait mieux dire, il résume tout, en précisant la nature exacte, duelle, de ce film-don. 

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