Jukai : Dolls
Suite à son visionnage sur le service Médiathèque Numérique, retour sur
le titre de Gabrielle Lissot.
Tout commence par des halètements,
pas ceux d’un accouchement, mais d’une course hors-champ. Une femme fuit dans
la forêt (des suicidés), ou court après quelque chose, quelqu’un. Dans sa main,
une bobine de fil (rouge), celui du film qui se dévide, celui d’Ariane qui,
paraît-il, lie la mère à son enfant, réminiscence du sésame mythologique pour
ne pas se perdre dans le labyrinthe (des passions, rajoute Pedro Almodóvar).
Elle porte une robe à pois et des chaussures de ville, elle arbore un visage et
des articulations de poupée, davantage inspirée par la théâtralité mutique des
marionnettes du bunraku que par les anatomies brisées/sexualisées de Hans
Bellmer. Cette femme-poupée ne va pas se casser (elle se casse d’une autre
manière, altière), elle va enfanter, son ventre dévoilé le promet. Au sein
d’une jungle en noir et blanc à la King Kong (tronc à l’horizontale
au-dessus d’un précipice inclus), peuplée d’une faune entrevue (renard, chauves-souris,
corbeaux, cerf, réunis par la nuit de l’âme), elle croise des cadavres, des
corps morts, alors que le sien porte la vie, au moyen d’un médicament ou d’une
corde (matez-moi cette cabane en bois, sorte de tipi délocalisé). Aucun ne
ressemble à l’homme de la photo caressée, in
fine pliée, fantôme évanoui entouré de présences immobiles. Les fils
colorés en viennent à tisser un réseau presque aussi dense que la végétation
alentour, moins que l’enchevêtrement vaincu par Catherine Zeta-Jones en souple
voleuse pour Haute Voltige ; on se remémore peut-être que dans Dolls,
ils reliaient deux amants errants en chair et en os, eux-mêmes transposés à
l’écran depuis la scène japonaise. De Takeshi Kitano à Gabrielle Lissot, il
suffit d’un souvenir cinéphile, d’un silence à peine rompu par le prénom
(asiatique) de l’élu.
Si le grand Miyazaki représente
jusqu’à la caricature l’animisme écologique de la culture nippone, notre
animatrice hexagonale met au monde un (premier film) conte différencié, mâtiné
de maternité, de deuil, de (re)naissance. Avec une intelligence généreuse, elle
ne verrouille pas le sens de son récit, elle laisse libre le spectateur (et la
spectatrice) de l’interpréter selon et suivant (dans le sillage de l’héroïne
anonyme) sa propre sensibilité. La réalisatrice au prénom angélique parvient
avec une grâce constante à conserver le mystère de son métrage, à ne pas
l’écraser sous le poids de métaphores scolaires ou d’une morale rassurante. Le
cœur en hauteur du dernier plan, monté après un tendre sourire, berceau
improvisé tissé avec les couleurs tendues, bat à l’unisson du sien, de son
personnage et du nôtre, il se garde pourtant, heureusement, de l’itinéraire
réducteur ou du balisage psychanalytique. Comme un écosystème en soi, dédoublé,
au carré, une histoire de spectres tournée (en 3D) vers le soleil (discrets et
superbes effets de lumière sur une écorce, une chevelure, une poitrine nue), un
mythe modeste, maternel, sensoriel et principalement poétique (jeu sur le sens,
les sens, le son, l’occasion de saluer l’accompagnement évocateur de Fred Avril
et le sound design assuré de Baptiste Boucher), Jukai envoûte aussitôt, à
la façon d’un charme (connotation magique, à la Paul Valéry) ancien ressuscité
par la technologie contemporaine. De même que Kraftwerk sut révéler le lyrisme
des machines (musicales) en Allemagne, l’opus
de Mademoiselle Lissot séduit par sa capacité à imposer, avec une infinie
délicatesse adulte, la sombre beauté des images numériquement générées.
Toute technique, y compris la plus
abstraite, complexe, objective, relève encore et toujours de l’humain, et quoi
de plus tressé à l’humanité que le corps, abîmé, abandonné, nouveau-né, à la
fois machine et organisme, prison et horizon ? Les expressions de la
marcheuse ne versent pas dans un simulacre lisse à la Pixar (l’auteur
trentenaire, qui œuvra longtemps dans le domaine publicitaire, n’apprécie guère
l’eugénisme à l’américaine, nous itou), ses traits s’ornent de
cassures-blessures, de stries ravies. Elle possède une histoire qui la possède,
elle avance avec vaillance vers elle-même, elle colore son teint de porcelaine
au contact des branches d’errance, du décor sonore. Film de paysages et de
visages, co-écrit par deux femmes (collaboration de Virginie Boda), soutenu par
le CNC et ARTE (argent public pour une fois judicieusement utilisé), Jukai donne
à voir durant une dizaine de minutes un univers en mouvement, immédiatement
émouvant. Le pathos de la parturiente, les larmes de crocodile du féminisme
pleurnichard (chiard) ou ses revendications peu préoccupées par la procréation
– de Simone de Beauvoir au peu amènes Femen –, Gabrielle Lissot les laisse à ceux/celles
que cela intéresse. Une femme se met à nu, littéralement et symboliquement, se
couche en position fœtale, se retrouve enceinte, le cache (ou le protège),
accepte l’écrasante responsabilité de la nativité (pas une once de
transcendance ici, tant mieux, tant pis). Chemin faisant, elle se (re)trouve
elle-même, se prolonge dans une création en miroir de l’animation, exercice
d’obstétrique graphique. Opposer le cinéma live
à sa partie dessinée (ou programmée via
mille logiciels) dénote au mieux une étonnante naïveté, au pire un racisme
nostalgique (ou une crainte compréhensible envers l’avatar de la figure
humaine, telle que modélisée par la bien nommée motion capture, cf. Holy
Motors de Leos Carax, ratage méta sur les masques et les muses) :
le cinéma, par essence un art funéraire (spiritualiste) et mécaniste
(mimétique), repose entièrement sur l’animation, constitue à insuffler de la
vie dans un assemblage rythmé d’images mortes, à les animer, donc, dans la
double acception du terme.
Le grand petit film de Gabrielle
Lissot dit cela, et bien d’autres choses, donne une consistance intense à la
problématique ontologique. Rien d’universitaire devant sa caméra mutante, au
contraire, chaque plan vibre d’une immanence charnelle et plurielle. La
dimension disons sociologique demeure à l’arrière-plan, un peu en écho à Suicide
Club de Sono Sion ; le psychologisme sexué, « genré »,
reste au vestiaire (des piètres affaires polémiques et lobbyistes) ; la
narration, route souvent indifférente entre trois points paresseux – le début,
la fin, le milieu, amen – surgit dans
l’esprit plutôt que dans l’œil. Impressionniste et solipsiste, prenant dans son
élan (ouverture à la En quatrième vitesse, l’atome en
funèbre correspondance pas vraiment de hasard avec le filigrane de Hiroshima et
Nagasaki, événements sidérants basés sur la disparition, sur l’inscription
fragile et fugace de l’extermination physique – un contour de victime sur une
façade, par exemple – ou les « dommages collatéraux » des
bombardements, suscitant malformations infantiles et cancers de survivants),
court comme un haïku, précis comme une flèche tirée en pleine mire (le « cœur
de cible » des « créatifs » au service des « annonceurs »
regagne son autonomie désintéressée), Jukai s’avère un film-monde,
remarquable et remarqué (nombreux prix internationaux), une trajectoire de
souvenance, de résilience et d’enfance. On ne peut que souhaiter à l’artiste d’explorer
à nouveau sa belle forêt intérieure, qui ne fait pas frissonner à la Dante
(noirceur inaugurale de la Divine Comédie) mais nous relie
à nous-même, à autrui, aux forces de vie et d’envie (de devenir réalisatrice,
de partager un ressenti en CGI), à un jour d’amour, à un calendrier d’une année
– beau boulot, Gabrielle Lissot.
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