David Lynch: The Art Life : Ivre de femmes et de peinture
Suite à son visionnage sur le service Médiathèque Numérique, retour sur
le titre d’Olivia Neergaard-Holm, Rick Barnes et Jon Nguyen.
Enfin un (auto)portrait de cinéaste
sans extraits de (ses) films ! Enfin un documentaire débarrassé des (« usuels
suspects ») habituels intervenants, proches, collaborateurs, exégètes,
pour vous dire quoi retenir-penser du sujet/objet ! Enfin une œuvre
élégante et plaisante, qui n’imite pas le créateur concerné (car elle affiche
sa propre personnalité, via le bon
boulot du DP Jason S., du compositeur Jonatan Bengta, du sound designer Philip
Nicolai Flindt), qui pourtant rejoint sa simplicité, sa modestie, parvient à évoquer
le mélange de normalité (rassurante) et d’atrocité (effarante) caractérisant la
filmographie. David Lynch: The Art Life reprend le procédé du Mystère
Picasso de Clouzot, donne à voir un artiste, par ailleurs réalisateur,
en train de créer, de peindre, de percer, d’assembler, de ne rien faire, assis
dans un fauteuil à fumer, à cogiter, plongé dans ce monde intérieur qu’il sut
si bien partager. Lynch avant Lynch, pour ainsi dire, l’homme s’y souvenant de
l’enfant, du frère, de la sœur, des parents, du voisin venu saluer son départ
(la voix se casse, il ne poursuivra pas), à l’ombre d’un arbre retrouvé en
coda, à l’occasion d’un beau tableau-poème riche de ténèbres, de splendeur,
d’un type avec des yeux pour voir et de grands bras pour embrasser l’obscurité,
qui finit par s’y (re)trouver lui-même. Edwina « Sunny », la mère aimante,
aimée, libertaire (pas de cahier de coloriages), déçue, Linda, le premier
béguin, Peggy, la première épouse (bientôt divorcée), qui sourit à Jennifer – future
réalisatrice des estimables Boxing Helena, Surveillance et Hisss
– dans la baignoire familiale, filmée par qui vous savez – voilà trois femmes
essentielles, mémorielles, réduites aujourd’hui à des photographies muettes,
des home movies scoutistes, des mots amusés.
On aperçoit désormais la très jeune
fille de David, prénommée Lula Boginia (un salut à Sailor), complice de sages
enfantillages, de pâte à modeler transformée en banquet, gosse aussi blonde que
son papa s’avère blanc, lent, émouvant. Des femmes au présent et des femmes
hors-champ, telle celle croisée dans la prime enfance, nue en pleine rue
nocturne automnale, la (« belle ») peau livide, la bouche en sang, le
cœur en pleurs, qu’il voulait réconforter, qui fit chialer son frérot, qui
reviendra, longtemps après, sous la forme mémorable de la Dorothy (Oz morose)
d’Isabella Rossellini vêtue de Blue Velvet (dans Quelque
chose de moi, l’actrice, ancien mannequin, souligne ce que sa démarche
de somnambule doit à l’expérience des podiums et à la réminiscence médiatique
d’une fameuse gamine brûlée vive, horrifiante et horrifiée, au Vietnam). Les
femmes racistes (puant l’urine) et folles de Philadelphie – notez l’opposition
entre la rurale Spokane, Washington, la solaire Boise, Idaho, la maléfique
Alexandria, en Virginie –, ville « bizarre et cruelle », accessoirement
industrielle (le Londres de John Merrick en embuscade), décrite à charge en
ersatz de New York, en territoire de maladie, de corruption (Blow
Out dit la même chose, autrement), en espace naturel d’adoption et
d’inspiration pour la comédie domestique noirissime que constitue Eraserhead.
Son père, de passage dans le foyer du couple, visite avant de partir la cave où
se trouvent les créations (ses « expériences ») pour le moins
déconcertantes du fiston (souris éventrée, par exemple) et ne parvient pas à
dissimuler, dans l’escalier remonté, son air affligé, sinon inquiet – mon fils,
ne te marie pas, évite d’avoir des enfants (rétrospectivement, Lynch,
magnanime, se délecte de l’ironie de l’avertissement, sa compagne déjà enceinte
sans qu’il le sache, ni son paternel).
Plus tard, la même scène ou presque
se reproduit, sur le set
gracieusement fourni par l’AFI, vastes écuries (éblouissement personnel du
soleil de Californie) où passer ses journées et ses nuits, quand le géniteur
demande au cinéaste, sur le point d’accoucher de son (monstrueux, fragile)
bébé, de tout arrêter, de quitter l’interminable tournage, de se trouver un
boulot, un vrai, afin de nourrir le vrai marmot et celle qui le mit au monde.
On connaît bien sûr la suite, inutile de la raconter, de la rapporter, de la
ressasser. Cette « vie d’art », néologisme lynchien d’après un livre
d’art, idéal existentiel (art de vivre, donc) d’une pratique picturale (et plus
largement artistique) au quotidien serein, pour une sorte de saint laïc guère
lubrique (les filles peuvent fréquenter ce milieu, éventuellement), se
focalise sur la genèse-jeunesse de Lynch, alterne les régimes d’images et les
textures de temporalités (vidéo numérique du présent, tramée avec le 8 ou le 16
mm du passé, ses photos en noir et blanc avec l’éternité supposée d’œuvres à la
Bacon, à la Duchamp, éclats de couleurs et narrations en stations, tant pis
pour le vent absent qui suscita l’envie de sortir du tableau, de prendre une
caméra, afin d’animer les toiles, galops d’essai abscons, obscurs, ludiques et
programmatiques, de The Alphabet et The Grandmother), l’ensemble
harmonisé par la voix (off) de David,
enregistrée (beau micro de radio) durant une vingtaine de
conversations-confessions dans la nuit, contre l’oubli, montées en monologue
avec lui-même, ses fantômes et ses formes. Jeune homme pauvre, imprimeur
dépressif et déprimé, Lynch reçut une bourse pour étudier le cinéma, en faire,
en vivre.
Dans sa belle baraque (radieuse,
pluvieuse) des collines de Hollywood, une photo de Jack Nance échevelé, le
panneau mural d’une route célèbre sur les hauteurs de Los Angeles (Mulholland
Dr., itou fréquentée par le Lee Tamahori vintage
des Hommes
de l’ombre), rappellent vaguement des items d’écrans (des traumatismes de fans, qui se demandent encore de quoi il s’agissait, qui cherchent
à percer une énigme d’une simplicité ontologique, puisée dans l’hermétisme de
la modernité, dans la significative absurdité de la vie, spécialement aux
États-Unis). L’intelligence du film tient également à son refus d’expliciter ou
de diviniser. Homme comme les autres (écolier écœuré, rébellion hormonale,
loyer à payer), WASP vite désorienté à la marijuana – il s’arrêta au milieu de
l’autoroute, hypnotisé par les bandes blanches prophétiques de Lost
Highway –, Lynch sort grandi de l’humble exercice, son (faux)
narcissisme, à la limite du solipsisme (comme si l’histoire de l’art n’existait
pas, et moins encore le cinéma, underground
ou pas, s’étonne un Peter Bradshaw pince-sans-rire dans The Guardian, tandis que
la cinéphile implicite se déploiera dans Mulholland Drive), tel un gage de sincérité,
de mise à nu retenue. L’adolescent pouvait mal tourner, il grandira, tournera
quelques-uns des films les plus intéressants, stimulants, importants, du cinéma
américain à cheval sur deux siècles. La passion de la peinture ne s’explique
pas non plus, elle se vit, elle se prolonge dans l’art cinématographique du
temps et du mouvement. Right and fair :
ainsi le vieil homme définit celui auquel il doit (en partie) la vie (les deux
adjectifs déterminent à leur tour ce film-ci). Le métrage, Dieu merci, dû au
deux tiers à un rapporteur de tournage (making-of
élargi de Inland Empire, sobrement intitulé Lynch) et à une monteuse
professionnelle (le teuton Victoria, le loupé Un
enfant dans la tête avec la chère Kim Basinger), se fiche de la
psychanalyse (arrière Leland Palmer, père très indigne et sublime dans son
inceste de Twin Peaks: Fire Walk with Me), de la pose arty, de l’auteurisme européen.
Il prend le temps (84 minutes vite
passées) d’écouter un homme qui se souvient, qui vit l’instant, au côté d’une souriante
enfant, qui découvrit l’envers de son univers immense limité à deux pâtés (de
maisons), grouillement de ténèbres et d’insectes à la Blue Velvet, à peine
caché par une barrière blanche, immaculée, de conte de fées, qui le conjura par
l’amour, l’humour, les femmes, la peinture, les films (je pense surtout à Une
histoire vraie, renversement fraternel de toutes les violences,
apaisement de toutes les peurs dans une pudeur de retrouvailles, de pardon, acquis-dérobés – au regard – in extremis).
Logiquement et généreusement dédié à la fillette inconsciente (de la gloire, de
l’aura de son papa), David
Lynch: The Art Life, avec son financement participatif, avec sa beauté
intrinsèque, avec sa disponibilité jamais intrusive ou coercitive, apparaît
comme le complément aimable et idéal des incontournables entretiens avec Chris
Rodley, des fragments d’autobiographie (pas vraiment à la Rossellini !) de
Mon
histoire vraie, ouvrage agréable bien que parasité par une plaidoirie
pour la discutable Méditation transcendantale, de l’essai sensible et cependant
psy de Michel Chion, de l’opuscule monographique de Guy Astic religieusement
baptisé Lost Highway : Le Purgatoire des sens, travaux bibliographiques
auxquels adjoindre un luxueux album
de photos peuplées de fumées et de femmes, de monstruosités et de merveilles.
Chute (ou exil) d’un éden étasunien, collection d’anecdotes pas falotes, mirage
au miroir scandé par des morceaux musicaux de l’artiste « complet »,
stakhanoviste du pinceau et de la paire de ciseaux depuis son retrait du grand
écran (il revint au petit pour la suite des mésaventures de Laura Palmer), le
parcours n’omet pas de mentionner le peintre Bushnell Keeler ni l’ami Jack
Fisk, futur décorateur et compagnon d’une certaine Sissy Spacek, un drolatique
(et à court de fric) voyage (d’études) autrichien avorté, sur les pas de
Kokoschka, la dépression à Boston, jours d’immobilité littérale, physique (se
lever pour aller aux toilettes, pour manger) ou un premier film invisible,
laborieux mixage d’animation et de live
gâché par une pellicule revenue du labo totalement vierge.
Lynch s’emmerda en apprenant les
beaux-arts, lui qui dessinait gamin des mécaniques martiales, en bon enfant d'après-guerre ;
il n’ennuie pas une seconde ici, il (re)plonge dans son CV en reclus amateur de
sciage de bois (métier forestier du « chef de famille »), en fils
répudié puis enfin pris au sérieux dans sa praxis (ou idée fixe) de peintre
(pas du dimanche, parfois du week-end),
en laudateur inattendu (quoique, paraphe de sentimentalité assumée) du mariage,
qui oblige à bouger, à se secouer, à finaliser une vocation, même par procuration.
Rajoutons que ce métrage original illustre en outre et presque en douce les « rapports
cinéma/peinture » (thématique aussi assommante pour moi que « l’adaptation
romanesque » ou « scénario versus
réalisation », bon), qu’il propose, en filigrane, une réflexion sotto voce
sur la hantise d’hier, les années enterrées, les visages chéris décharnés,
aplatis en images (d’où le recours aux puissances poétiques du son pour leur conférer
une profondeur, de malheur et de bonheur, offerte au spectateur acoustique). Si
Maurice Pialat décida de ne plus peindre, si Takeshi Kitano intégra ses toiles
dans ses films (cf. le magnifique Hana-bi), on ne peut que désirer,
ardemment, que David Lynch réintègre, au moins une fois, la nuit climatisée de
la salle (il cartographia à sa manière le « cauchemar climatisé » made in USA de Henry Miller), pour nous
éclairer encore de ses ténèbres familières, altières, singulières et in fine remplies de lumière – Lynch ou The Light Life, allez.
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