Mon fils : Outsiders


Suite à son visionnage sur le site d’ARTE, retour sur le titre d’Eran Riklis.


Du teen movie vers le mélodrame, du passé vers le présent, de la terrasse à la tombe : le film passe les frontières, celles des « genres », des temporalités, des états. Enfant, adolescent puis adulte, Iyad (très juste Tawfeek Barhom) se souvient, nous donne à voir sa vie à sa manière, parcellaire, en surplomb, sur un toit, au début et en coda. Il convient de prendre de la hauteur, de la distance, d’apprendre à respirer, à réfléchir, en fumant, en se remémorant les actes d’une tragi-comédie enracinée dans la schizophrénie, du pays, de la psyché. À Jérusalem aussi, on vit en famille, on la quitte, on va au lycée, on tombe amoureux, on connaît l’amitié, on change d’identité. Le titre prophétique de Joy Division annonçait le destin peu serein de nos Roméo et Juliette émigrés au Moyen-Orient. Oui, l’amour sépare et rapproche ceux que séparent l’origine, la langue, la culture, la guerre. Que vaut l’amour d’une mère, arabe ou israélienne, face aux infos en direct, aux missiles au-dessus de la ville, aux masques à gaz dérisoires et au visage de Saddam aperçu chez les Sélénites ? Il ne vaut pas grand-chose, il vaut tout. Il devine l’amour du fils arabe pour la fille juive, il pardonne l’utilisation de la carte d’identité du handicapé en ascenseur social, serveur à la place de plongeur. Là-bas, qui se ressemble s’assemble, en vient à se dissimuler sous le prénom et le patronyme de l’ami décédé, alité, emporté par une maladie faussement héréditaire fossoyeuse de son père. Là-bas, on hérite toujours d’une histoire, d’une situation, d’une tension interne, surtout quand on possède, en tant qu’Arabe, la nationalité israélienne. Grandir, cela revient à mourir, à dire adieu à l’enfant en soi, à la grand-mère déjà morte, qui veut être enterrée dans sa robe blanche achetée à La Mecque, à son premier amour, évident, grisant, naturel et triste car impossible, inabouti, endigué par les parents désolants, que l’on comprend.


Trop de haine(s), trop de stéréotypes (scène assez sidérante du cours de littérature), trop d’impasses, au point de tout momentanément quitter, de s’envoler pour Berlin, de revenir mettre en terre, selon le rite musulman, le presque frère de l’autre bord, à jamais emmuré dans un silence de scaphandrier sans papillon, expression mutique à suivre par des battements de cils, à jamais prisonnier d’un mur sans lamentations, sans manichéisme, sans pathos. Riklis nous conte la métamorphose d’un double corps, peu à peu se focalise sur l’essentiel, sur ce qui nous définit avant tout le reste, par-delà les fois, les professions de (mauvaise) foi, les désarrois d’un élève différent donc confronté à la majorité, à sa normalité de masculinité (de virilité dévoyée) autant que de racisme (scène à l’arrêt de bus, les lycéens d’art se moquant des scientifiques, le chef de la bande-meute rebaptisant le héros via une chanson salace dégueulasse, à laquelle répondra un duo enragé, désenchanté, des deux sexes, sensation partagée de se faire baiser, et depuis longtemps, peu importe le camp) équilibré par la réussite d’un commerce intra-muros de houmous. Avant l’acmé au cimetière, le codicille du retour au point de départ, au premier plan, le métrage comporte un superbe moment, lorsqu’Iyad constate que quelque chose ne va pas pour Yonathan (émouvant Michael Moshonov), qu’il soulève le drap, qu’il le déshabille délicatement, qu’il l’emmène à la salle de bains, pour le nettoyer, pauvre corps cassé à peine vêtu d’un pagne christique. Durant cet instant poignant, le film franchit une étape, effectue un saut qualitatif et quantique, surcadre dans un couloir en Scope son réel sujet, irréductible à l’épuisante problématique arabo-sémite.


Pendant ces secondes intimes, triviales, honteuses et courageuses, il n’existe plus d’Arabe et de Juif, il n’existe plus que de la chair, des sentiments, un acte mille fois supérieur aux déclarations, aux bonnes intentions, aux traités incertains, aux accords de paix à piétiner. Dans les excréments hors-champ émerge l’amour prouvé, parmi le X le plus nauséeux peuvent surgir des éclats de complicité, les soldats allemands et français fraternisent à Noël, au milieu de la boue, du froid, de la crasse, des rats, la victime hystérique parvient in extremis à se soustraire à la danse de la tronçonneuse, les larmes des héroïnes de Douglas Sirk renversent, au moins le temps d’une séance, l’ordre injuste établi, paraphent sa victoire à la Pyrrhus. Voici un cinéma du corps, de la mort, de la jouissance, de la souffrance, de la renaissance : l’être y apparaît dans sa nudité, dans sa vérité permise par les artifices du jeu, de la narration, de la répétition, des conventions et de la personnalité (spécial et ainsi unique, affirme, ironique, le paraplégique). On ne peut pas, ou alors cela ne relève plus de l’art, cela s’assimile au divertissement, souvent méprisable et méprisant, séparer l’esthétique du politique, et inversement, et a fortiori sur ce territoire divisé, consanguin. Plutôt que la politique des auteurs, truc de critique autarcique, Eran Riklis, modeste, classique et précis, pratique la politique des corps, qui saignent à cause d’une chute d’antenne télévisée, qui s’étreignent dans un théâtre enfin dépourvu de cruauté, qui s’éteignent en silence dans la solitude d’une chambre d’hôpital, avant de finir enroulé dans un drap immaculé, enfoui dans une terre abreuvée du sang des vivants, des hommes, des femmes, des enfants, depuis soixante-dix ans, nom de Dieu.


On sait que Sayed Kashua, romancier-scénariste de l’argument en partie autobiographique, décida de s’exiler en Illinois, USA, de tirer un trait définitif sur Israël, la Palestine, la lutte intestine apparemment éternelle. Le spectateur, même volontaire, même animé d’élans œcuméniques, ne peut facilement s’illusionner sur le sort doux-amer du protagoniste, aussi noir et clair que la nuit alentour, nimbée d’un chant religieux, de la douleur d’une seconde mère, rime à la sienne véritable (saluons-les, elles le méritent, Yaël Abecassis & Laëtitia Eïdo, actrices talentueuses et femmes radieuses). Et peut-être que Naomi (gracieuse Danielle Kitsis), futur étudiante des Renseignements, retrouvera son bien-aimé sous les traits administratifs d’un autre, qui sait. Le thème du transfert identitaire, présent dans le remarquable et remarqué Hatufim (découverte personnelle de l’interprète d’Edna), motif d’espionnage littéraire, d’amnésie hollywoodienne (cf. Sans identité), s’avère ici un élément fondamental, pragmatique et symbolique, propice à la paranoïa, au manque de confiance, à la seconde chance, à la déchirure intérieure et à l’honneur réparé en double exemplaire (identiques baccalauréats miroités du candidat unique, dédoublé). Petit film majeur sur des mineurs, sur une minorité malmenée, film solaire et sensuel abouché à l’obscurité, au secret, Mon fils portraiture avec une constante finesse et une stimulante simplicité des femmes lucides, généreuses, tournées du côté de la vie, y compris quand elles préparent leur mort, des hommes démunis, humiliés, blessés, qui trouvent pourtant la force d’avancer, de nouer des liens sereins avec « l’ennemi », de partir, de revenir.


Il s’agit bel et bien d’un film d’amour, entre un jeune homme et une jeune femme, entre lui et des femmes plus âgées, entre deux hommes que tout devrait opposer, qui savent, par une appréciation de CD, par une plaisanterie, par un don de soi, se jouer des antagonismes de classes, d’ascendance, qui vivent dans l’immanence de leur riche relation humaine (laissons le vil humanisme aux belles âmes bien-pensantes). Drôle (les épisodes du VRP humanitaire, du copain juif terrorisé invité à domicile) et mélancolique, dépourvu de naïveté, de complaisance, l’opus vient confirmer tout le bien pensé à propos de La Fiancée syrienne (précédentes apparitions de Norman Issa & Ali Suliman), ailleurs loué sur ce blog, et le caractère adulte d’un regard qui ne parvient pas, tant mieux, à désespérer d’un contexte hautement démoralisant, surtout vu de l’extérieur, en Occident, en France co-productrice. Certes, le terrorisme ne se fatigue pas, certes, un universitaire empêché, incarcéré – belle figure du père tendre et en colère –, se dégrade en « cueilleur », certes, l’exil dans le village extériorise un déplacement d’intériorité, une cassure d’avec les siens, d’avec l’élue, d’avec une jeunesse sacrifiée sur l’autel du pire pouvoir, celui de la peur, de la rancœur, des pleurs. Mais tout cela ne doit pas empêcher de vivre (au contraire), d’apercevoir la beauté d’un paysage, de cadrer avec humilité, subjectivité, le mystère des rencontres, des amours, des funérailles-retrouvailles – de faire du cinéma, par conséquent, cet art funéraire et dérisoire, largement dévalorisé par paresse, par cynisme, par amateurisme, par auteurisme, par intérêt mercantile ou régression à la Besson, et malgré tout irremplaçable, assez suprême pour nous refléter, nous faire réfléchir, à nous-mêmes, à notre identité singulière et commune, individuelle et universelle, à ce que nous pouvons faire, à notre échelle, afin de vivre mieux, dignement, dit le paternel revenu de son combat contre les colons, de faire des films meilleurs, ni à la Benetton ni à l’ONU, des films qui mettent à nu des corps et des esprits meurtris, résilients, infiniment attachants, avec le renfort des puissances aimables et malléables de la fiction (chimie des rapprochements, des chimères, de la diégèse plus immédiate que le documentaire, directement branchée sur le cœur, au risque du sentimentalisme et de la facilité loin de la complexité).


Mon fils commence par une saynète drolatique de système D, de débrouillardise délocalisée, tentative pour capter les ondes nationales en terrain hostile, comme on chercherait à se souvenir de sa naissance, de sa résidence, et tant pis si ceci prend une forme martiale, en noir et blanc, avant la couleur du concours imité de la radio israélienne, ludique ironie, déroulé sur fond d’affiches de Lénine : voici un film de cinéma, qui ne se réduit pas à la petitesse du petit écran, narratif et médiatique, qui emprisonne et libère ses personnages dans l’horizon de l’écran large, dialectique visuelle et affrontement spatial résolu dans le choc du contact ou l’oxygène de l’éloignement (Lang et les serpents, les enterrements ?). Certainement, un certain suicide du cinéma dans le spectaculaire, la technologie, l’hyperbole décérébrée, pas une fatalité, juste une stase majoritaire promise à l’autodestruction ; une pensée accessoire pour Antonioni, avec ses couples de dos, avec le twist philosophique de Profession : reporter). Aéré, inspiré, gai et dévasté, à l’instar de milliards de vies, partout, en permanence, Mon fils donne envie de vivre, de se réinventer, de payer le prix d’une nouvelle vie, de modifier son identité, donnée tout sauf figée, la citation liminaire du poète palestinien Mahmoud Darwich l’énonçait, à élaborer, à (re)construire ensemble. Une œuvre existentialiste ? Sans doute, et avant tout une œuvre de cinéma, art du mensonge, de la vérité, des apparences, des errances, d’une modernité apparentée à une vaste mythologie où seul le corps, pour peu de temps encore – affirment le transhumanisme, le « marché du vivant », l’eugénisme de l’ADN –, nous ancre dans notre nature indéniable, admirable et détestable.


Nous finirons tous par mourir, par ne plus avoir besoin d’aucune carte d’identité, par nous dérober aux contrôles à l’improviste, en pleine rue, par nous foutre de tous les films, vaincus par la maladie, le dégoût, le chagrin – d’ici là, continuons à aimer, même mal (dirait Brel), à croire au changement (à le provoquer), à écouter de la musique, à prêter son épaule à une mère orpheline, à avouer son affection au père désormais sans mère : le film de Riklis n’aborde (nous donne à redécouvrir, dans la proximité transmuée du récit) une chronologie et une géographie clairement identifiées que pour mieux nous immerger dans une réalité quotidienne, existentielle, charnelle et mortelle. Dans cette Chambre du fils en hébreu, en arabe, en langage international, on entrevoit en outre une affiche de 37 2° le matin, on écoute un monologue angélique et en VO des Ailes du désir, discrète signature méta parachevant le cinéma en patrie apaisée, en utopie réalisée, en champ des possibles, où les Arabes dansent sur le fil de leur destinée, où les Juifs les soutiennent, les laissent tomber, où le monde s’immortalise, inversé, transposé, son absurdité ontologique ou historique rédimée durant 97 minutes (remarquez l’ingénieux générique trilingue), au miroir des femmes, des fantômes, des atomes (révision scolaire de Hiroshima et Nagasaki, ground zero duel de la folie collective), des fils apatrides en route vers leur avenir, vers, on l’espère, un foyer de fraternité.


Commentaires

  1. Monica Bellucci revient sur son tournage avec le réalisateur israélien Eran Riklis
    https://www.youtube.com/watch?v=HglsC6CUQYM

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