Litan : Les Revenants
Des masques, de la musique, des morts : bienvenue chez Mocky, alors…
Litan débute par un cauchemar
prémonitoire, à moitié trompeur. Il s’achève de manière encore plus terrible,
dans une église impie, sur un gros plan de pupille envahie. Trente-cinq ans
après sa sortie, son prix à Avoriaz (chahut du jury, ricanements de Boorman & De Palma, dit la légende), son
insuccès en salles (mitterrandiennes, dans le sillage télévisuel de l’OVNI
métaphorique Noires sont les galaxies), le vingtième long métrage de
Jean-Pierre Mocky conserve sa poésie climatique, son trouble métaphysique. Ici,
le cinéaste passe pour un stakhanoviste expéditif, un type en colère, un
propriétaire de cinéma (classé « de quartier ») désargenté qui sut
faire tourner des stars hexagonales
(Bourvil, Serrault, Jeanne Moreau, paix à leur âme). Le visionnage aoûtien permet
d’oublier tout ceci, du moins de le corriger : dans Litan, chaque plan
parfaitement pensé, cadré, participe de l’ensemble, le lyrisme se substitue à
la satire, Mocky apparaît devant et derrière l’objectif (blouson en mouton
Chevignon), accompagné de l’étonnante et convaincante Marie-Josée Nat (une
réminiscence pour Catherine Deneuve dans Agent trouble ou Jennifer O’Neill
dans L’Emmurée
vivante). Il s’agit bel et bien d’un film sur la métempsychose, sur la
transmigration des âmes, dirait le Philip K. Dick biographe de Timothy Archer.
« À la vie à la mort » indique la photo liminaire de Nora et Jock – Litan,
film constamment séduisant et souvent surprenant, développe cela, va jusqu’au
bout de son romantisme morbide (pléonasme), cartographie un pays des morts (Land
of the Dead bien avant celui, marxiste, du regretté Romero) perdu dans
une brume prégnante à la saveur nordiste (exeunt
les Carpates, tournage à Annonay, ses habitants, à présent peut-être décédés,
remerciés au générique).
Davantage qu’à Jean Ray, adapté par
Raymond Queneau (et le grand Eugen Schüfftan à la direction de la photographie)
dans l’humoristique La Cité de l’indicible peur, portait purement réaliste d’une
petite communauté trop tranquille, on peut penser à la Belgique de Magritte et
de Georges Rodenbach, l’auteur symboliste de Bruges-la-Morte, matrice
méconnue, accidentelle, d’un certain Sueurs froides, similaire poème
sépulcral. On peut se souvenir de Wagner, période Tristan und Isolde,
partition en partie d’inspiration pour Bernard Herrmann, du Nicholas Ray de La
Maison dans l’ombre, récit en rime d’une aveugle amoureuse (depuis M le
maudit et Le Voyeur, la cécité relève de la clairvoyance). Si des
sourires se glissent par-ci par-là, si Mocky, naturel oblige, égratigne les
flics, les scientifiques et même les scouts,
un double sentiment d’effroi et d’urgence domine. Essai réussi de fantastique à
la française – de la suggestion à défaut d’exhibition, pénurie de moyens
compensée par le talent et les idées –, à l’européenne (le réalisateur fit
référence à l’époque à ses enfantines origines slaves), Litan résonne avec La
Tête contre les murs de Franju (Jean-Pierre acteur et scénariste à
partir du bouquin de Hervé Bazin, adoubement remarqué de JLG, allez) et Ne
vous retournez pas de Roeg (lui-même débiteur du Lado de Chi
l’ha vista morire?). Au premier, il emprunte sa peinture de la folie,
individuelle et collective, sa rage sociale impuissante, assourdie, minorée par
les années ; au second, sa géographie mentale et maudite, piège temporel qui
ne laisse personne indemne, ni les personnages ni le spectateur. Mocky pratique
lui aussi le ralenti (funèbre), le montage enfin délesté de la linéarité
fonctionnelle, illustrative. Jock, géologue inconscient (double sens) des
profondeurs de la peur féminine, homme de catacombes naturelles, de grottes
utérines, incapable de lire les signes de sa funeste destinée – Nora rêve à
nouveau, ses songes s’apparentent à de la frime, se rassure-t-il –, cherche à
fuir par tous les moyens l’emprise du lieu et du milieu, l’asile élargi, sans
soleil, maladif, humide et sombre, rural et industriel, la nécropole à l’air
faussement libre, imaginé empuanti de mille miasmes, pas seulement ceux de la
tannerie.
Dans cet opus de stupeur, de sidération en reflet, la dynamite n’explose
pas, elle implose, elle dilate l’espace et le temps, elle étire l’événement
filmé, elle fait tomber sans fin la femme inquiète dans un trou à la Alice de
Lewis (Carroll). Le cimetière, le commissariat, l’hôpital, l’établissement
psychiatrique, l’atelier des peaux traitées (intitulés anglais exotiques),
représentent autant de stations d’une course immobile, d’une trajectoire De l’autre
côté du miroir. Matérialiste, Mocky affirme, via la voix synthétique de son juvénile et mutique zombie, cordes vocales reliées à un
haut-parleur, ingénieuse figuration sonore, que rien ne vient après le trépas,
que rien ne survient jamais, hors le vide, l’attente éternelle, le transfert
dans un corps d’emprunt, dans une vie de seconde main, affreuse et refusée par
la famille du défunt (l’épouse abat au fusil le mari revenu sous une chair
inconnue, désignant pathétiquement un cliché en noir et blanc pour lui indiquer
sa véritable identité). Ce ciel obscène, absurde, quelque part entre L’Invasion
des profanateurs de sépultures, L’Au-delà et Simetierre,
Nino Ferrer (par ailleurs auteur du thème principal, valse de fanfare en
lointain écho à sa sœur désarticulée des Yeux sans visage, due à Maurice
Jarre, au semblable assassin sentimental ; signalons aux mélomanes qu’il
côtoie des extraits de Chostakovitch, un cantique de Reznikov et de la musique
électronique signée Luc Perini, de surcroît en poste au son) y fait office de
Charon revanchard, d’homme brillant, instruit, qui croit et poursuit des
chimères, résume le commissaire, de cocu et veuf en quête d’un amour dérobé,
d’une élue à retrouver avec le concours-sacrifice d’une infirmière
compréhensive, éprise (Marysa Mocky, mannequin marié, à faire saliver un Jean
Rollin), à l’aide d’un lac parcouru par d’étranges et dérangés feux follets, pourtant
pas ceux de Louis Malle d’après Drieu la Rochelle, plutôt entichés de suicide
que de résurrection.
Face à Ferrer, révélation élégante et
mélancolique du film (le chanteur-auteur-compositeur de valeur se supprimera,
on le sait), Mocky se transforme en homme d’action, en combattant, en cascadeur
(4x4 + moto), en vain, évidemment, puisque la torpeur générale finit par
s’emparer de lui à son tour, par le renverser tandis qu’il s’engouffre sous les
cavités à bord d’un canoë conduit par son Eurydice sans malice. Les cinéphiles
portés sur la psychanalyse ne manqueront pas de pointer l’omniprésence de
l’eau, principe mythologique et culturel féminin (cf. La Clé de Tinto Brass, requiem du fascisme par une « femme
fontaine », ou presque), les croix phalliques à terre, enterrées, les
pistolets d’enfant, à blanc : Litan, vu sous cet angle
interprétatif, constitue la parabole explicite d’une impuissance masculine (et
d’une frigidité à la Pas de printemps pour Marnie, « fantasme
de viol » inclus, agresseurs armés déguisés en porcs), l’odyssée ironique
et tragique d’un héros littéralement submergé, au final, par l’océan insidieux
du « continent noir » de la sexualité féminine, pour citer (en
anglais) le bon Sigmund (The Descent, dans un décor
homologue, inversera le processus,
tentera une inutile remontée à la surface), l’utérus du Deuxième Sexe à la fois
matrice et tombeau (je renvoie le lecteur et bien sûr la lectrice vers ma prose
à propos de Inseminoid). Ceux qui prennent la thérapie autrichienne pour,
au mieux, une simple hypothèse de la psyché, au pire, une imposture
intellectuelle grassement rémunérée, à l’injuste fortune sociétale et
historique, s’attacheront de préférence à souligner de multiples éclats, par
exemple accident somnambulique à l’arrêt d’autocar, draps tachés de sang pendus
sous des voûtes évocatrices, au-dessus du sol en damier du Prisonnier, cercueil en
fer dérivant partagé à deux, qu’il conviendra d’agrandir pour son confort
d’outre-tombe, ecclésiastique assemblée finale, le curé demandant la grâce,
pour ses (pas si drôles de) paroissiens, de dormir, de rêver (notre vie),
reformulation délocalisée du souhait de Hamlet.
Film de fantômes, film d’automates,
film méta d’œil reflétant une intériorité d’altérité, Litan doit également son
envoûtement aux apports du romancier américain Scott Baker (flanqué d’une Suzy
homonyme), de l’historien (et acteur régulier de la filmographie de
l’intéressé) Jean-Claude Romer, du fidèle Patrick Granier à l’écriture (caméo
en policier), du chef opérateur Edmond Richard (collaborateur éclairé de Welles
ou Buñuel), de la monteuse (épaulée par le réalisateur) Catherine Renault
(partenaire professionnelle de Coline Serreau ou Chatiliez). N’hésitez pas à
visionner Litan (je laisse volontiers de côté La cité des spectres verts,
sous-titre d’affiche surréaliste, superflu et stupide), à passer par Litan, petite
ville dont nul ne s’évade, sinon les pieds devant, où l’on perd la raison puis la
vie, où l’on retrouve le cinéma, art (funéraire) spectral par essence.
Jean-Pierre Mocky, irréductible à ses révoltes, à son anarchisme assez
inoffensif, à sa débrouillardise proverbiale, se réinvente avec tendresse, avec
audace, assied une singularité de franc-tireur confronté au final cut suprême, à la question sans réponse (un salut à Charles Ives),
aux possibles désespérants, vraiment refroidissants. L’amour, la mort,
l’agitation des fourmis, des plus ou moins cinglés (Dominique Zardi se démène),
la démiurgie d’une imagerie paupérisée, riche de ses ambitions, des puissances
par définition psychopompes du « septième art » – tout cela tu le
trouveras là-bas, sur l’écran, à Litan, litanie jolie et enfer festif,
unité ternaire (lieu, temps, action) et Nuit des masques (mortuaires,
grotesques) en plein jour, à redécouvrir vite avant de trépasser, de revenir
dans l’esprit des chers survivants (les disparus pas toujours pleurés, eux). « Je
ne te quitte plus ! », promet Nora à Jock ; à sa façon, modeste
et intense, le film de Mocky restera longtemps en nous itou.
Bonus :
notes sur La Machine à découdre
Litan – notez le clin d’œil de la
destination du bus – suite et fin, image dans la glace. Le Sud, la canicule,
une journée très particulière, sans Scola, un jeu de massacre dans lequel
Mocky, réellement remarquable en ophtalmo dingo, en exterminateur altruiste, en
membre de MSF traumatisé par la guerre et les minots aveuglés, entend leur
construire une clinique, pratiquer des opérations révolutionnaires. La
révolution, il la commence ici et maintenant, avec son look de consul à la Malcolm Lowry, Au-dessous du volcan qui
bout en lui, qui entre en éruption à la moindre occasion, pour un mot, un
regard. Dans sa trajectoire sanglante et marrante, il entraîne son sauveur, un
ébéniste chômeur amateur d’armes de collection (solide, francophile, éclectique Peter Semler), une
chanteuse lyrique révulsée par le traitement réservé au noble art (le client à
sarbacane soporifique réclame du cul, compris ?), ménage à trois ou Trio
infernal à la Girod. Si le Żuławski de L’Amour braque
contemporain relisait L’Idiot, Mocky paraît traduire Jim
Thompson au lieu du polar de série (noire) désigné (l’auteur Gil Brewer séjourna
en HP, journalisme gonzo à la Shock
Corridor). Voici la vraie transposition de 1275 âmes, débarrassée du
Coup
de torchon à la con de l’embourgeoisé Tavernier, avec sa bien-pensance
de bienséance à toutes les séances. Dans La Machine à découdre – métaphore à
la Lautréamont pour identifier le Mauser de naguère –, on tue à tout-va, on
hésite à peine à mettre une balle dans le ventre à la femme que l’on vient de
prendre par derrière, parité de mortalité (ou d’atrocité) anachronique oblige.
Mocky va loin, il ne possède certes pas l’énergie cosmique de notre (premier) Polonais
préféré, mais sa rage (le patronyme Enger, vaguement teuton, rappelle anger, la colère anglophone) irrigue
chaque plan au cordeau, éclabousse chaque pantin achevé proprement.
Breton, on s’en souvient, appelait à
descendre dans la rue y occire le premier venu, son prochain terrassé en pur
acte de surréalisme scandaleux. Une démarche en parallèle se déploie durant ces
(més)aventures tragi-comiques, grand petit film qui témoigne de et accable la
vulgarité congénitale des années 80 (rematez Body Double). Ce film contre
le fric, la laideur, la bêtise, la TV, la fausse libération des mœurs (ah, la
potiche topless hilare et salace à
bord du yacht de parvenu), le pouvoir
politique-médiatique (un maire méprisant et méprisable), la police (prompte à
obéir, à traquer, à parapher au dernier carton son incapacité), ne verse à
aucun moment dans le poujadisme, le populisme, le marxisme de maternelle.
Mieux : il s’avère en outre un vrai film d’amour, un écrin serein, tendre
et triste, ni malsain ni racoleur, pour la (sculpturale, équivalent scopique de
l’érotique-chorégraphique Valérie Kaprisky dans La Femme publique) muse (Miss, mannequin, mère, compagne, actrice)
Patricia Barzyk, son naturel, sa beauté, sa douceur blessée désormais
disponibles en ligne, offertes à la curiosité reconnaissante des cinéphiles. La
Machine à découdre, film libre, mal élevé, soigné, film de deuil et de
désir, de vieillesse invincible et d’amitié impossible, se clôt par une ultime
élégance, celle d’un homme retrouvant à la maternité sa femme souriante, à
présent père de jumeaux. Romantique à en mourir, à jouer au terroriste
bouleversé (et bouleversant) par un air classique de piano exécuté (terme
idoine) par une gamine en larmes, notre Mocky signe une œuvre violente,
insolente, estivale, radicale, se fiche du tourisme, de la richesse, de l’insignifiance
des puissances (de l’argent, de l’architecture, de la réputation, de la
position) ; il utilise la folie – l’agent immobilier lui-même reconnaît
une maladie mondialement partagée, à la Samuel Beckett – en catharsis, en
vitriol, en sueur, en fuite vers un ailleurs cette fois-ci atteint, dans la
nuit complice et la mine aux wagonnets surélevés.
Loin de déprimer ou de révolter, La
Machine à découdre nous invite (à visiter la villa futuriste, le palais bullé de Pierre Cardin, plus exactement
sa piscine squattée par un trio homo) à faire du cinéma à notre façon, à dire
deux ou trois choses pertinentes sur la France du septennat socialiste, utopie
abondamment trahie, à la Lampedusa (Mocky laisse l’opéra et la nostalgie à
Visconti) du Guépard, à émouvoir avec des caractères improbables et
finalement fraternels, très attachants dans leur humanité décalée, déboussolée.
Poe, dans Le Système du docteur Goudron et du professeur Plume, le
narrait au moyen d’un changement de direction, de permutation de point de
vue : les fous gouvernent, au sommet de l’édifice social, impitoyables
dans leur charité, leur indifférence, leur autarcie de classe, au diable les
gosses défigurés à l’étranger, dorénavant les enfants de « migrants »,
sauf s’ils s’échouent sur une plage, sur la Toile, dans les journaux, suscitant
un chœur lacrymal express. La folie,
reine du monde, de nos vies, aux États-Unis et pas uniquement, reste donc à
détrôner, avec un flingue ou une caméra, moralité discutable et désenchantée du
métrage pas sage, néanmoins volontaire, salutaire, vivifiant, à largement
louer, surtout regarder.
Très bel hommage aux films envoûtants de Mocky, Litan lit tant nie le cauchemar prémonitoire en effet tous ces spectres verts qui désagrègent les humains par contact
RépondreSupprimeret Marie-José Nat choisie selon Mocky parce qu'elle était corse ...!
Un critère (insulaire) comme un autre, et MJN point falote...
Supprimerhttp://jacquelinewaechter.blogspot.com/2020/10/lere-du-sans-contact.html
RépondreSupprimerTouché par ce texte touchant...
SupprimerMisère du mystère, aussi sa nécessité, contre la rance transparence ; et la pudeur peut participer d'une surexposition, d'une épuisante exhibition, comme le confirment, à leur corps défendant, seul sur l'écran s'offrant, toutes ces filles fortes et fragiles des films classés X :
https://www.youtube.com/watch?v=VRSImFNNT90
L'or et la boue de Baudelaire, alliage d'un autre âge, de notre modernité la suprême image ?
Au sein du songe nervalien, à défaut de pouvoir désormais se serrer la main, ou se faire la bise, en incise, regardons dans la même direction, sur un miroir de moments lumineux, partagés à deux, par des yeux nombreux, si l'on veut !
https://www.youtube.com/watch?v=U6bRukfcUf0
lou reed & antony - perfect day https://www.youtube.com/watch?v=o804Nw85xmE
SupprimerBeau duo, à complicité casquée...
SupprimerFull Metal Reed :
https://lemiroirdesfantomes.blogspot.com/2015/10/de-la-musique-des-mots-et-leurs-voix.html