Le Dieu noir et le Diable blond : Les Nus et les Morts
À quel saint ou assassin se vouer désormais ?...
Meurtre à la machette, représailles maternelles,
infanticide et homicide dans une église (relecture du sacrifice d’Abraham,
déicide dos tourné par main féminine), massacre de dévots, émasculation à la
suite d’un viol, fusillade finale, coup de grâce au sabre : western marxiste et mystique, parabole
politique, conte documentaire, réflexion lyrique, hiératique et schizophrénique
sur l’injustice, la violence, la ferveur, le terrorisme, l’utopie impossible à
trouver, sinon in extremis, dans l’ultime plan en
mouvement, en hauteur, de la plaine stérile du sertão enfin devenue mer vivante
(remember la coda maritime des Quatre
Cents Coups), le film du « chef de file » du Cinema Novo
s’avère avant tout un mélodrame théâtral et une histoire d’amour à rebours,
dominé par quatre hommes – Manuel le vacher, Sébastien le prêcheur, Antônio des
Morts le mercenaire, Corisco le bandit (on recroisera Othon Bastos, ventriloque
de son alter ego religieux, dans Central do Brasil de Walter Salles) –
et deux femmes (Rosa, Dadá, belles et intenses Yoná Magalhães & Sonia Dos
Humildes), situé dans un Brésil hostile, Glauber Rocha se fichant effrontément
du rivage touristique d’Ipanema, régi par une temporalité dilatée qui rebutera
les impatients d’Occident, par une âpreté/artificialité qui frustrera les
amateurs de discours carré, manichéen au besoin. Procession + chanson,
l’ouverture, entre l’hallucination et l’épiphanie, donne ou bat la mesure d’un opus rétif au respect des règles, celles
de la société, celles du cinéma, liées depuis plus d’un siècle dans une
dialectique réversible de maître et d’esclave, prisonnières volontaires du
réel, du réalisme, à prétentions réformatrices ou testimoniales. Notre
réalisateur signe un ouvrage de stagnations et de convulsions, de déclamations
et de désolation(s).
Contrairement au contemporain Leone,
doublement accompagné par Morricone, similaire fossoyeur formaliste et
bâtisseur de mythologies désenchantées, Rocha ne donne pas dans l’opéra, même
au prix d’extraits de Villa-Lobos, et il manie l’espace et le temps d’une
manière très différente du démiurge transalpin – exeunt
l’attente, l’étirement, les gros plans de regards éloquents, l’horizontalité en
Scope, cercueil géométrique pour des pantins taiseux, idiosyncrasies résolues
dans l’orgasme du coup de feu ; bienvenue dans le clignotement méta, l’impitoyable
lumière verticale, les déplacements millimétrés d’une troupe en déroute. Chez
Leone, la « petite mort » rejoint la grande, la révolution de
l’énonciation se retrouve à l’unisson de la Révolution démystifiée, le Temps
finit par devenir le vrai sujet, y compris déguisé dans le polar opiacé (Il
était une fois en Amérique se verra musicalement et logiquement cité
par Wong Kar-wai dans The Grandmaster, identique poème
épique et nostalgique). Chez Rocha, on meurt plusieurs fois, on ne fait que
cela, déjà mort avant que de naître, pauvre de naissance puis d’existence, la
verticalité vertigineuse du « Mont Saint » répond à la surface plane
de la scène en plein air, les minutes s’épuisent d’elles-mêmes dans une sorte
d’immobilité ontologique, matérialisation minutée du destin dit éternel. Quand
Manuel mange, parle (soliloque) et fume dans les lueurs stroboscopiques, voire
infernales, d’un feu domestique hors-champ, le spectateur éprouve une langueur sonore
proche de l’hypnose, qui rime avec la mécanique métaphysique du projecteur.
Quand Manuel, Sisyphe délocalisé, soulève son rocher (de vingt kilos, bigre) sur
sa tête, avance à genoux, près du guide debout, le spectateur sent/subit la
durée en train de se dérouler en direct, moment de temps pur embaumé par/sur la
pellicule, rendu à travers les années via
l’écran au format 4/3 du visionnage.
Walter Lima, au cadre et à la
direction de la photographie, avatar brésilien de notre Raoul Coutard de
Nouvelle Vague, immortalise des visages et des paysages, parfaitement conscient
de leur équivalence cinématographique, de leur valeur égale dans
l’agrandissement de la face et la réduction de l’horizon permis par la fenêtre
scopique, analogique ou numérique. Et si le montage s’affole parfois, si la
foule, recueillie ou meurtrie, se segmente en icônes profanes, à la Eisenstein,
si le tueur se démultiplie dans le même axe ou presque, aussi saccadé que ses
tirs (inversion du ralenti prolongé, sidérant et sidéré, de La
Horde sauvage), il s’agit là d’épiphénomènes, d’accès de fièvre
diégétique et technique au sein du fleuve massif et délicat, riche et
paupérisé, de l’ensemble. Débuté par un miracle ou une névrose, Le
Dieu noir et le Diable blond vise à s’inscrire dans la texture du mythe,
dans un temps cyclique, qui ne passe plus, qui tourne en boucle,
essentiellement séparé du drame, de l’anecdote, du récit maintenu et pourtant
ténu. Rocha ne cherche pas seulement à retracer une allégorie autant brechtienne que
sartrienne, de révolte et d’aveuglement, de malédiction et de remords, de
solitude et de liberté, scandée par un chœur antique réduit à un troubadour
aveugle (paroles de Glauber et musique de Sérgio Ricardo, lui-même cinéaste),
avec moralité incluse, explicite, formulée-chantée – la terre n’appartient ni
au dieu des malheureux bien peu bienheureux ni au démon des armes impuissant de
nihilisme, elle appartient à l’homme et à la femme d’hier et d’aujourd’hui,
condamnés à être libres et asservis –, il dépasse sans peine la rage première,
conséquence lucide, et la policée « dénonciation », dada
d’humanistes, il va par-delà la lutte prolétarienne poussiéreuse, le « tiers-mondisme »
de saison, le « tropicalisme » identitaire à venir, les happenings envapés sur le point de surgir,
à Rio et surtout ailleurs, au royaume du consumérisme paternaliste, avide
d’exotisme, il nous entraîne avec lui, réticent ou converti, vers autre chose
que le cinéma pratiqué en fonctionnaire, en « intermittent », en
narrateur, en auteur, en fasciste altruiste et en épicier assermenté, celui
avalé à longueur de journée (du mercredi) par la cinéphilie si bien dressée,
qui remercie ses seigneurs pour cette rassurante ration d’excréments (ne
regardons pas le monde, fixons l’écran, ne pensons pas, continuons à vivre dans
la peur, ne disons pas non, amusons-nous avec mille films).
On peut certes préférer la première
partie à la seconde, en bon athée davantage titillé par le fanatisme religieux
que par le psychodrame historique, la mise en cause, en regard caméra, d’une « république
du malheur » et d’un « gouvernement de merde », topiques
toujours d’actualité, peu importe les latitudes. On peut souligner son
caractère à la fois originel et très élaboré, comme si le muet se débarrassait
de l’expressionnisme, comme si le symbolisme s’enracinait dans la chaleur, la
chair, la stupeur, l’ardeur. On peut remarquer des harmonies avec le précurseur
(et amical) Buñuel de Terre sans pain, avec le novateur
Rossellini de Stromboli, avec le frondeur Welles, surtout celui de Othello
(mais sachant qu’Orson s’emmerdait aux fresques de Kubrick, il n’apprécierait
guère ou pas le travail de Rocha), avec l’admirateur Pasolini (cf. le « magma »
polysémique et polyphonique de L’Évangile selon saint Matthieu pareillement
sorti en 1964). On se bornera, ici et maintenant, à marteler (avec un marteau
nietzschéen) que Le Dieu noir et le Diable blond relève de l’expérience, de la
transe, du voyage immobile traversé de fulgurances sensuelles et sensorielles
(caresse d’une femme à l’autre, les deux face à face, par exemple, ou baiser
inopiné, circulaire, hétéro, de Rosa & Corisco), du manifeste généreux et
audacieux dans sa radicalité singulière, définitivement individuelle (notez le
frémissement de la caméra portée), dû à un artiste (et théoricien d’une
éthique-esthétique « de la faim ») alors âgé de vingt-cinq ans (idem pour l’auteur de Citizen
Kane),
présenté à Cannes, encensé à l’université, rarement projeté en dehors du
circuit (fermé) des ciné-clubs,
heureusement disponible en ligne, tant pis pour la piètre qualité d’image.
J’ignore si l’éphémère Glauber,
emporté à la quarantaine à cause de ses poumons, croyait au Ciel, mais je vous
assure qu’il croyait au cinéma, au changement (pas le slogan d’un misérable président), à une société réinventée,
métissée, honteuse de sa misère pérenne, du sang répandu par l’État, les gangs, merveilleuse de ses possibles, de
ses réalisations (pas seulement les métrages, réunis en collection subjective),
de sa mélancolie musicale (Antônio Carlos Jobim, allez), de son érotisme
radieux, de toutes les (bonnes) raisons pour l’aimer, y compris de l’étranger.
Tout cela et bien plus figure dans la fable de Glauber Rocha, récit de Dieu et
du Diable en terre du soleil, dit le titre original, poétique et pragmatique.
Le cinéma également appartient aux hommes (et aux femmes, évidence implicite)
de notre temps, sur toutes les cartes de tous les territoires. Qu’ils
apprennent à le savoir, à s’en saisir, à payer le prix de leur libre
expression, dans une industrie d’imagerie structurellement capitaliste et
auteuriste, double mal (économique, romantique) en miroir des modèles à
détruire ou à fuir, puisque ni Sébastien ni Corisco ne détiennent une once de
réponse à la question (de vie ou de mort) plurielle qui nous hante encore.
Comment vivre, avec qui, contre quoi, au nom de quoi ? Comment courir, en
épousant un élan intérieur ou la tangente d’un travelling ? Comment articuler l’amour des femmes (et des
hommes, de certaines, de certains) avec celui du cinéma, l’idéalisme et le
matérialisme, l’art et la Cité, sans se renier, sans se trahir, abjurer ou
nuire ? Le Dieu noir et le Diable blond ne répond pas (dogmatisme
ou cynisme volontiers laissés à autrui, plus malin, moins inspiré) car il
constitue en soi une réponse, séduisante et exigeante.
Avec ses ambitions et ses
imperfections, ce deuxième item d’une
filmographie à largement redécouvrir continue à nous ravir, à nous résister, à
tracer sa propre route, insulaire et austère, simple et ample, à travers le
maquis souvent minable de ce que l’on nomme, par habitude, par paresse, par
facilité, par abus de langage, le « cinéma ». Film éminemment
brésilien qui parle la langue polyglotte d’un jeu sérieux cosmopolite (à ne pas
confondre avec un quelconque espéranto à base d’idéogrammes internationaux), ce
coup de couteau dans le confort du dormeur, pardon, du spectateur, brille de
son clair mystère et de ses gouffres abouchés, qui sait, à la part la plus
adulte, sauvage, sereine et souriante de l’humanité partagée, au cinéma et
au-delà.
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