Les Oubliés : Démineurs


Suite à son visionnage sur le service Médiathèque Numérique, retour sur le titre de Martin Zandvliet.


La bande-annonce faisait penser aux Révoltés de l’île du Diable de Marius Holst, semblable exhumation d’un passé (norvégien) peu glorieux (louée par nos soins), voire à Dunkerque ; le film confirme et infirme. En 1945, de jeunes soldats allemands doivent déminer une plage danoise. Formation expéditive, six mines par heure (certaines dédoublées), puis huit à cause du retard, 45 000 au total : on prévoit le retour chez soi dans trois mois. La côte à l’Ouest s’avère en effet infestée de pièges (erreur de débarquement démocrate) à peine enterrés à quinze ou vingt centimètres de la surface. Intitulé en VO Sous le sable (un salut au plagiste Ozon) et à l’international Land of Mine, Les Oubliés portraiture un pays à moi et un pays miné. Dans la première séquence, le sergent qui va s’occuper des recrues (ou des consignés) s’en prend à des quidams en file indienne de perdants, de défaits, particulièrement à l’un d’eux, qui ose porter le drapeau national. Nez en sang, aussi rouge que l’étoffe, que les poings, coups de pieds au sol, hurlements nationalistes dans la langue de Goethe et, hélas, Hitler : l’introduction donne le ton, donne la mesure de la haine entre les nations, la violence individuelle en cristallisation de la détestation institutionnelle. Les Allemands peuvent crever de faim, ou s’empoisonner à la mort-aux-rats dérobée dans une ferme voisine, à l’étable, prise à tort pour quelque chose de comestible. Dans le sillage de cinq ans d’occupation, l’armée s’en sert en simple chair à canon, à explosion, aux mépris des conventions (prisonniers privés de leur statut et donc de leurs droits, gracieusement fournis par l’Oncle Sam). Rétif à la pyrotechnie, Les Oubliés ne multiplie pas les détonations et se tient à distance du spectaculaire, du son et lumière de reconstitution à la con.

Il se méfie aussi, comme de la peste (brune), du pathos, des violons (remarquez le délicat motif à la guitare de Sune Martin, épanoui aux cordes dans la coda des credits), de l’emphase d’émotion. Sa tendresse, car l’on peut réaliser un très bon film de guerre sans l’oublier, au contraire, surtout entre hommes, entre ennemis, il la tresse à une judicieuse sécheresse, à une retenue d’exécution lui permettant de prendre sa vraie dimension, d’atteindre au cœur le spectateur sans stratégie rassie, sans mouchoir de bazar. Un soldat perd ses deux bras, parce qu’il vomit sur la mine, la déclenchant ainsi ; deux jumeaux se volatilisent, littéralement, le second frère décidant de se suicider, de rejoindre sa moitié, de laisser sa bestiole de compagnie autiste dans sa petite cage bricolée (auparavant, ils laissaient courir sur leurs mains, émerveillés par sa beauté, un noir scarabée) ; le chien adoré (baptisé Otto !) de l’officier va chercher sa baballe et ne revient pas, malgré l’adéquation du comptage et du déminage (le type affecté au pointage le remplacera dans une vengeance brève et cruelle, drolatique et stérile, l’unité devra quadriller « bras dessus bras dessous » le périmètre suspect) ; un groupe de démineurs près d’un camion, en train de saliver aux bons petits plats des parents en Allemagne, à déguster après la corvée, après l’exil, périt dans un champignon orange et noir contre le bleu du ciel, l’ocre des dunes, le vert des herbes (elles servent, au début, à rembourrer les oreillers de la baraque transformée en dortoir). Si le métrage dénote par nature, pour ainsi dire, une qualité picturale, si le paysage, dans son horizontalité, se prête naturellement (et culturellement) à son cadrage au cordeau, dans le cadre au carré de l’écran anamorphosé, si l’horizon se révèle en réalité une prison, rendant in fine inutile la barre de bois placée contre la porte au crépuscule, bientôt abandonnée, notre cinéaste-scénariste, venu du documentaire, ne cède à aucun moment à la tentation du picturalisme, de l’esthétisme (ni du sensationnalisme, je le disais), de la belle image si sage de mecs éventrés en vol au ralenti, allez.



Il s’autorise même plusieurs plans en caméra portée, au plus près des corps, des faces déjà vieillies par la peur, par la mort, mouvements dépourvus d’ostentation intrusive ou immersive (je vais te faire sentir le conflit comme si tu le vivais en direct, par procuration divertissante et sensorielle à la Mondwest). Les Oubliés convainc par son classicisme, sa modestie, sa moralité de confiance peu à peu acquise, suspendue (par le trépas du canidé), finalement retrouvée, confortée, au risque de la cour martiale. Quand le supérieur impitoyable et revanchard du sergent se lave les mains, Pilate en uniforme, de l’ordre d’envoyer les quatre survivants (sur quatorze au départ) vers une autre plage létale, où ils devront cette fois travailler sans carte, sans « jouet » inventé servant à délimiter la zone dangereuse, Carl désobéit, grandit, il organise la fuite du quatuor à l’orée de la frontière avec leur terre, leur Heimat distant de cinq cents mètres. Incrédules, ils courent sans se retourner, sauf Sebastian, celui qui porte une croix paternelle autour du cou, qui crée ce tamis improvisé, qui rampe sur la partie de la plage non sécurisée lorsque la gamine de la fermière rancunière (la fille du réalisateur) joue à la poupée blessée en plein milieu, rejointe par le jumeau à vau-l’eau, rime narrative à une scène précédente avec son frère voleur de pain. Sebastian ignore si son père vit encore et dans ses yeux se lit toute la tristesse du monde à cette époque, sa terrible insanité, la sensation de se réveiller d’un cauchemar inimaginable, seulement pour se rendre compte qu’il continue, qu’il se perpétue sous la forme d’un crime de guerre tu, ignoré, au cours duquel un millier de soldats juvéniles perdirent la vie ou se blessèrent grièvement, rappelle/informe un carton laconique avant le générique de fin (même situation, à une moindre échelle, en France).

Et cependant Sebastian parvient à surprendre le sévère sergent Rasmussen, à le faire sourire, et lui avec, superbe instant de complicité par-delà les atrocités (un démineur, aux faux airs de Horst Buchholz, arbore sur le bras un écusson de Sonderkommando), avérées ou supposées, pont de compréhension entre les générations et les trajectoires. Carl emportera des provisions, ira visiter, trop tard, le troufion aussitôt amputé, qui hurle qu’il veut rentrer chez lui, qui pleure en appelant sa mère, caressera le front du solitaire gémellaire sur sa couchette, après lui avoir injecté une dose de morphine, pauvre garçon se rêvant maçon, le suppliant de ne pas détester son frangin qu’il ne connaît pas assez. Oui, nous voici très loin de Full Metal Jacket, relativement plus proche de The Big Red One signé Samuel Fuller, dans ce mélange d’absurdité, de tragédie, de désinvolture virile et de vacances prolongées, délocalisées (Berlin en ruines représente au mieux une utopie d’emploi, une ville à reconstruire, au pire le retour à la case départ, sous la chape de plomb de l’humiliation-mortification et de la culpabilité pour des années). Dans Les Oubliés, on déguste, quel luxe, des patates imprévues, on joue au football avec une noix de coco sur un terrain aérien, on fait la course sur une piste transparente, on éprouve la solidarité, on se projette dans l’avenir, on se ment à soi-même et à autrui pour ne pas totalement sombrer, succomber, mais cette résilience possède ses limites, l’amnésie ne dure pas longtemps, le réel fait retour et mord les adolescents impuissants, maladroits, avec ses grandes dents et ses outrages de passage (des Alliés alcoolisés viennent pisser sur Sebastian à l’aube, l’insulter, lui montrer leurs fessiers, l’obliger à ouvrir la bouche ; Carl met un terme à la farce sinistre à connotation coprophage, ne peut que constater auprès d’Ebbe le caractère « inacceptable » de l’entreprise, celle-ci et celle qui consiste à employer des gosses qui ne savent pas ce qu’il se passe).



Linéaire et sincère, guère révolutionnaire et néanmoins rivant, porté par une distribution collective d’une justesse et d’une intensité à souligner (mentions spéciales à l’impressionnant Roland Møller, aujourd’hui à l’affiche de Atomic Blonde, et à l’émouvant Louis Hofmann, enfant-acteur d’un Tom Sawyer teuton), Les Oubliés, co-production germano-danoise tournée in situ, séduit du premier au dernier plan, boucle bouclée sur le sergent, parvient à saisir un environnement superbe, solaire (beau travail de la directrice de la photographie Camilla Hjelm Knudsen, par ailleurs compagne du réalisateur, en écho cinéphile à l’impressionnisme de Freddie Young pour La Fille de Ryan) et terrible, mortel, respire même au contact du pire (souffle du vent sur une colline sableuse), délaisse le manichéisme scolaire ou le machisme militaire. Admirateur des documentaristes (et frérots) Maysles, davantage préoccupé par les personnages que par l’intrigue, Zandvliet, dixit le dossier de presse, voulut (et parvint) au final (à) illustrer un « élan vital ». Ici, l’histoire déterre un tabou de l’Histoire, la fiction documentée déploie une fable sur le pardon lestée de sa propre vérité, celle du cinéma. Un film (adulte) sur la masculinité ? Un film (attachant) sur la fraternité.



Commentaires

Posts les plus consultés de ce blog

Les Compagnons de la nouba : Ma femme s’appelle Maurice

La Fille du Sud : Éclat(s) de Jacqueline Pagnol

L’Enfer d’Henri-Georges Clouzot : Le Trou noir