Le Fils : Twist again à Moscou
Pas
de vodka ni de caviar – place à « l’être-là » et au désespoir…
Autant prévenir aussitôt le lecteur :
il ne s’amusera pas face au Fils et notre guilleret sous-titre
relève de la pure ironie. L’histoire ? Un jeune homme s’occupe de sa mère
malade ; elle meurt ; il s’en va à la capitale humilier sa sœur,
étrangler son père ; il apprend sa propre paternité par sa future épouse.
Le traitement ? Noir et blanc, plan-séquence, pas de musique (belle reprise
pianistique d’un air de rue au trombone diégétique sur le générique final), peu
de dialogues, des acteurs taiseux, se regardant rarement, comme si les couples
d’Antonioni se rencontraient dans la Russie de Tarkovski ou plutôt de Poutine
(cf. notre prose à propos de Leviathan). Film glacé, glaçant,
film qui brûle étrangement, par-delà sa panoplie arty, sa neige pragmatique et symbolique, Le Fils envoûte ou
déroute, sans doute les deux à la fois. Né en 1979, Arseni Gontchoukov suivit
des études de philosophie (Malick à Moscou), fit une école de cinéma, réalisa
des documentaires – mentionnons Opération Weis, consacré au prétexte
radiophonique d’invasion de la Pologne par l’Allemagne nazie –, des fictions – 1210
en 2012, basé sur l’histoire vraie d’un vétéran d’Afghanistan tourmenté, méprisé,
possible Rambo chez les Soviets –, reçut un prix à domicile pour
celui-ci (opus sélectionné dans trois
ou quatre festivals, dont l’un teuton, dont un autre moscovite dédié aux droits
de l’homme et baptisé Stalker, si, si). Il cumule aussi les postes, scénariste,
monteur, décorateur (ailleurs), producteur et même concepteur du titrage de l’ouvrage
abordé, ouf. Premier plan : un arbre noir contre le ciel blanc, en
contre-plongée ; des corbeaux sur la bande-son ; la caméra
panoramique à la verticale vers un type assis à proximité de colonnes, en train
d’enfiler des baskets, de se
déshabiller (il conserve son pantalon de survêtement), de se diriger vers des
gradins à demi abolis, en direction d’une scène derrière laquelle se tient un
grand espace vide, plaine, champ ou stade indiscernable sous la blancheur
d’ensemble (l’objectif suit le sportif en travelling
latéral puis le cadre à la grue dans la perspective).
Virtuose et au bord de la pose,
silencieux et à la limite de la signification soulignée – solitude essentielle,
existence conçue en spectacle, en lutte perpétuels, glaciation des
sentiments, des horizons –, cet incipit
cristallise le métrage entier, affiche ses faiblesses et laisse s’exprimer ses
promesses. Gontchoukov organise une chorégraphie de l’épuisement, de l’impasse,
réduit illico l’élan et l’élargissement
d’un placement en clinique au pays de Madame Merkel. La mère, rendue
schizophrène par la mort d’un enfant, frère fantomatique du récit, évoqué au
détour d’une réplique paternelle, rendue définitivement folle par l’abandon du
mari, parti refaire sa vie au loin, avec femme et marmaille, vocifère
brièvement dans une pièce fermée, porte enfoncée par le fils inquiet, se débat
quelques secondes, lève les yeux sur l’homme qui la pique, qu’elle ne reconnaît
probablement pas, rend l’âme à la veille du départ au milieu d’un désordre
domestique, sa pauvre dépouille au sol, découverte par Andreï qui s’assoit,
grignote une sucrerie à portée de main. Il ne dira rien à sa tante,
bibliothécaire refroidissante opposée au voyage (le transport la tuera, reproche-t-elle).
Il dira la vérité à la sœur abhorrée, bonne bourgeoise en grosse bagnole ne
supportant pas qu’on lui fasse la morale, surtout lui, ici, au bout de cinq ans
de séparation – elle finira figée sur une balançoire, après une poignée
d’insultes partagées, la face brûlée par la glace écrasée dans un sourire
mauvais, variante méchante du jeu enfantin de saison. Le Fils séduit durant de
tels instants, surgissements de violence à l’improviste, scènes sauvages venant
rompre temporairement l’ordonnancement très (trop) évident du plan, l’animer
d’une énergie de colère allant jusqu’au parricide, dans le sillage d’un joli
conte ironique où la maman guérit, se remarie, offre une petite sœur au tueur.
Le père s’occupe d’une grande roue à
la Troisième
Homme, à la Au-dessous du volcan ; le fils fera un tour de manège
régressif, chevaux de bois déjà là dans Sudden Impact, similaire film de
spectres désespérés, de vengeances radicales. Oui, rien ne rit, et même la
douce Oksana (une pensée pour l’ancienne hardeuse heXagonale), qui frémit sans
savoir pourquoi, intuition féminine, disons, ne parviendra pas à dissiper la
chape de plomb générale, généralisée : à l’ultime plan, le protagoniste,
assis contre un radiateur, un gros bouquin à terre, sa petite amie partie,
enlace un lacet comme une corde pour se pendre, le noue autour de ses poignets
de prisonnier, de suicidé – pour le bonheur supposé d’une naissance, on repassera,
spassiba. Dans cette ronde de fin du monde, on croise une infirmière
compréhensive (elle caresse les cheveux d’Andreï en rime à sa fiancée), un ami
aux affaires illégales, un chauffeur de taxi aux allures mafieuses, un couple
amoureux, heureux, déconnecté du reste, une connaissance (première
passion ?) paniquée à laquelle on demande d’acheter un cercueil, « un
simple », on récolte un petit magot planqué dans des couvertures de
livres, on prend le train lugubre, on s’allonge en position fœtale sur un banc
de parc solitaire (ne surtout pas dormir dans l’appartement vide), on boit un
thé pour se réchauffer dehors, on revient en voiture, sidéré, on marche à la
manière d’un mort, on sourit à la façon d’un damné. Garde-malade et ange
exterminateur, Andreï (multiples diminutifs affectueux) fume, surplombe les
barres d’immeubles, parcourt la ville, être minuscule, sans destin, sans
avenir, à des années-lumière de la grandeur et de la fierté nationales
ressassées par l’actuel occupant du Kremlin, pareillement porté sur les
étirements et les mouvements en plein air, torse nu. La Russie cartographiée
par Le
Fils en 2014 donne assez envie de se flinguer, d’en finir fissa avec le
guère ragoûtant ragoût à réchauffer, agrémenté d’un verre à ras bord de lait,
avec le garrot à nouer au moyen de ses dents, avec les bouquins de médecine
promettant une rémission objective par l’amour, l’attention, les soins.
Portrait d’un bon gars brisé, dévasté
à l’intérieur, topographie d’un territoire stérile (Oksana cache au principal
intéressé sa grossesse imminente, s’en excuse auprès de lui, tête renversée de
guillotiné sur le lit de mort et de vie, de vie dans la mort ou l’inverse), à
faire passer la filmographie de Béla Tarr pour un rapide dépliant touristique, Le
Fils (au présent, à venir, enterré) ne fait aucun cadeau au spectateur
et de cela il faut le remercier, quitte à tacler sa lenteur chronométrée, ses
cadres millimétrés, sa maîtrise formelle à deux doigts de succomber à la
complaisance du formalisme (crime étatiste au royaume jadis du « réalisme
socialiste »). Car ce qui pourrait paraître auteuriste, esthétisant,
produit calibré pour Cannes et compagnie, ne se borne pas à ceci ; le film
possède son rythme, déploie un espace-temps permanent, émeut en mineur, en mode
understatement, à base de latence. « L’âme
russe », franchement, on ignore encore de quoi il s’agit (on se
contrefiche de le savoir), au-delà des clichés avinés, du lyrisme de pacotille
occidental, mais les larmes incontrôlables d’Andreï étreignant son père, mais la
mélancolie qui irrigue chaque acte, chaque immobilité, chaque visage-paysage,
mais la rage à peine dissimulée, pour ainsi dire enfouie à la surface, contre
le monde immonde, contre le corps condamné à crever, à devenir cinglé, contre
soi-même, bien sûr, jamais vraiment à la hauteur, englué dans l’absurdité
sentimentale et triviale de Sisyphe au rocher, cela nous parle profondément,
réellement, cela constitue le cœur du film et peut-être du cinéma, qui n’existe
pas pour divertir, pour réjouir, pour consoler, pour rassurer, qui existe pour
transmuer l’horreur et la beauté de la vie en une image miroitée, sensuelle et
sensorielle, en une réflexion en action(s) sur le film funèbre, tragi-comique
et parcimonieusement apaisé, totalement intense, de nos vies, là-bas ou ici.
La meilleure part du Fils
réside ainsi dans sa capacité à saisir quelque chose du Moscou de maintenant,
incapable de s’occuper de ses malades, système sanitaire insoucieux des « prolétaires »,
à capturer un fragment de la modernité d’aujourd’hui, irréductible à la patrie
de Pouchkine, mélange-mélasse de survie, de combines, de haines rances et
d’indifférences létales. Ne croyez pas que ce film se contente de décrire une
réalité exotique, anecdotique, conventionnelle, superficielle : avec son
discours discutable, avec sa splendeur pensée, avec les défauts de ses qualités
(dualité en palindrome), Le Fils d’Arseni Gontchoukov
s’adresse aux cinéphiles, aux « ciné-fils » (un salut au regretté
Serge Daney), aux fils (de pute) qui aiment leurs mères et ne parviennent
pourtant pas à les sauver, qui rêvent de se débarrasser de leurs pères et le
font parfois pour de bon, qui se retrouvent in
fine à leur place, terrassés par la
boucle bouclée du cycle, de la malédiction reproductive de l’espèce, triste
tour de piste renouvelé. Vous voulez vous détendre, oublier vos petits et
grands tracas, vous bronzer au soleil, vous dépayser dans les salles obscures
avec Luc Besson ? Passez votre chemin, da. Vous exigez du cinéma,
notamment celui chez soi, en ligne, en VOST, en acceptable qualité (de
définition), qu’il s’apparente à autre chose qu’à de la technologie jolie, à de
la mémoire autarcique (poison du post-modernisme),
à de l’onanisme scopique (branlette intellectuelle versus décérébration démagogique), qu’il confine à l’expérience
physique, psychique, esthétique, politique, éventuellement érotique et
mystique ? Alors risquez-vous à fréquenter Le Fils, film abouti et
imparfait, esquisse noirissime apparemment tournée dans la bonne humeur (Lynch
et sa troupe s’égayèrent itou pendant Blue Velvet, mémorable
mélodrame maternel horrifique en couleur et douceur sur un argument inversé),
instantané léché tout sauf désespérant, gratifiant tout au long de ses 90
minutes environ.
Le discret tremblement de la caméra
portée promet une vitalité, une immanence à conquérir-exposer dans les prochaines années ;
les fondus au noir à répétition, paradoxalement, ouvrent sur la lumière de
l’œuvre elle-même, salut à chercher dans sa durée, dans son imagerie, dans son
expression, victoire immédiate sur la mort, sur l’impuissance, sur la paresse.
On peut enchanter avec le désenchantement, on peut élaborer une danse alanguie
avec la léthargie du gisant, on peut oser montrer, sans polémique publicitaire
ni contestation scolaire (les Femen, amen),
une certaine Russie pourrie sur pied, désolante et attachante, suicidaire et
solidaire. Sourit-on à Salò ou les 120 Journées de Sodome ?
Assurément, curieusement. Doit-on apprécier Le Fils (les Dardenne à
la niche) sans a priori, à sa mesure,
à cause de sa cassure (je souffre d’un effondrement central de l’âme, disait
Artaud) ? Carrément, camarade.
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