Tendre Dracula : Le ciel est à nous
La fatigue et la fuite, le commerce et les promesses…
Pierre Grunstein produisit plusieurs
films, surtout ceux de Claude Berri, ici retrouvé via Renn Productions, et de
Claude Zidi, par exemple L’Aile ou la Cuisse (1976), financé
par le fidèle Christian Fechner ; on lui doit idem des items de
Bertrand Blier (La Femme de mon pote, 1983), Jean-Jacques Annaud (L’Ours,
1988), Oliver Stone (Alexandre, 2004), Julian Schnabel (Le
Scaphandre et le Papillon, 2007) ou Abdellatif Kechiche (La
Graine et le Mulet, 2007). Il assista en sus Pierre Lhomme & Chris
Marker sur Le Joli Mai (1963), Alain Resnais sur Muriel ou le Temps d’un retour
(1963) ou Berri, bis, sur Le
Vieil Homme et l’Enfant (1967). Pourtant Pierre Grunstein ne réalisa
qu’un seul film, un film unique, en effet, intitulé Tendre Dracula (1974) et La
Grande Trouille, clin d’œil de distributeur intéressé adressé à La
Grande
Bouffe (Marco Ferreri, 1973). Adaptateur avec Harold Brav d’un scénario
signé Justin Lenoir, le producteur délivre une œuvre valeureuse, à la dimension
méta, qui ne mérite ni les ricanements méprisants, ni une consécration à la
con. Film de son temps, à chaque instant, film sentimental, à base et en
défense de l’idéal, Tendre Dracula débute à l’hosto, en studio, se poursuit au sein
d’un château presque sadien, substitue aux aperçus parisiens, aux parking puis plaine dépressifs, son « réalisme
magique », assez écossais, relooké en tandem
par le dessinateur surréaliste Jean Gourmelin et le décorateur Jean-Pierre
Kohut-Svelko (L’important c’est d’aimer, Andrzej Żuławski, 1975,
collaborations régulières avec François Truffaut ou Claude Miller), éclairé par
le DP Jean-Jacques Tarbès (Jeff, Jean Herman, 1969). Celui-ci,
à l’instar de Brav & Lenoir, commit quelques polissonneries de saison, on
s’en souviendra vers la coda.
Bientôt à la tête de Tricatel, Julien
Guiomar broie du noir, sa secrétaire sexy
le console, car sa star de TV,
dénommée Mac Gregor, refuse désormais, doté d’un certificat médical, fichtre, de
faire commerce de la mort, type rétif à l’effroi, aux frissons, puisque converti à
l’émotion, aux effusions, de sentiment, plus de sang. « Sans romantisme,
nous sommes tous perdus » assure Peter Cushing, doublé en français par
Jean Rochefort, en guise d’explication programmatique, d’esthétique politique.
Épouvanté par une épouvante souvent épouvantable, n’épouvantant d’ailleurs plus
grand monde, l’acteur aux canines pointues n’en peut plus, de son typecasting, de son époque, il vit en
autarcie, au bord de la flotte, il endosse une autre défroque, celle d’un
certain Christopher Lee, alors Cushing/Van Helsing devient vite son meilleur
ennemi, savoure dans un verre la vie versée d’un poulet immaculé, merci au
domestique maladroit, sensible colosse taciturne, sinon prude. En compagnie
d’Alida Valli, inspiratrice de son épiphanie, remarquez au mur de Guiomar
l’affiche des Yeux sans visage (Georges Franju, 1960), Germaine matérielle
rebaptisée en Héloïse rousseauiste, rime intertextuelle au Abélard mutique et
manieur de hache précité, le vrai-faux comte accueille donc deux scénaristes,
salut à La Fête à Henriette (Julien Duvivier, 1952), diplomates soumis,
dressés aux impératifs robotisés, spécialisés dans le sucré, le lacrymal,
envoyés très spéciaux démunis de malles, délestés de scripts-dossiers, rescapés d’un crash
routier elliptique, suggéré en panoramique, incarnés par Bernard Menez & Stéphane
Shandor, de surcroît escortés par deux inconnues bienvenues, deux « dames
d’ambiance », quelle chance, auxquelles Nathalie Courval & Miou-Miou
prêtent leur juvénile féminité avec gentillesse dévoilée, leurs voix inversées,
en stéréo, de duo de chanteuses pas sérieuses, plutôt malicieuses.
L’estimable et néanmoins méconnu Karl-Heinz
Schäfer (Extérieur, nuit, 1980, Polar, 1984, diptyque de Jacques
Bral, ou Sans espoir de retour, 1989, ultime film de Samuel Fuller) compose
la plaisante chanson et une pertinente partition, dont le lyrisme assumé,
d’abord discret, s’autorise au sourire et à la valse du suspect vampire,
davantage qu’à son bal comique et spectral, dommage pour Roman Polanski (The
Fearless Vampire Killers, 1967). Auparavant, la course des lascars
passait derrière un miroir, s’arrêtait devant un écran, comportait un grand rideau
tiré, un poster du cher Peter
transpercé, aussitôt ensanglanté, manifestation surprenante et symbolique sise
entre une sculpture opérée, d’une première patiente allongée au côté d’une
seconde plus âgée, et une série de statues aux larmes silencieuses. Selon Mac
Gregor, mince ténor, l’Imagination s’apparente à une « obligation
professionnelle », philosophe-t-il à l’actrice troublée par ses fringues
abandonnées. Des masques blancs à la Bruiser (George A. Romero, 2000) décorent
les couloirs, les dortoirs, la flamme
d’une lampe se fait souffler par une porte fermée, running gag réflexif de
projecteur éteint. Cushing cite Boileau à propos du beau, du vrai, de son
amabilité, à quoi Menez contre-attaque à la suite de Lugosi, souligne le
caractère romantique de l’imagerie horrifique. Au creux du castle survient un simulacre de suicide, « travail d’amateur »
modère Mac Gregor, Miou-Miou se miroite et se découpe à la Liz Short, Héloïse
se déguise en macchabée complice et Alida Valli s’égosille en scream queen, bigre. Durant une scène guère obscène, onirique à défaut
d’érotique, introduite, terme adéquat, par du triolisme au lit synchronique,
revoyez Les Valseuses (Bertrand Blier, 1974), Marie & Madeleine,
une pensée pour la prostituée sauvée, passionnée, fusionnent, se remplacent,
songe partagé, palpé, matrice malice du SM fluorescent, aux mille gants, de Rêves
de cuir (Francis Leroi, 1992).
Miou-Miou se remémore encore cette
nuit tactile, « presque morte et presque heureuse », brûlée par un
froid intérieur, de sécateur. Le matin revient et Cushing, témoin placide d’un
accident de gros orteil sectionné, définit son sien romantisme en « cri de
la vie semé derrière soi », amen.
Un travelling circulaire autour d’un album photo posé sur un aigle en pierre
fait fissa ressurgir un souvenir d’enfance, de souffrance, de délivrance, de fossoyeur
intrusif, de fossoyeurs de père en fils, de parents enterrés, de bohémiens croisés,
épisode à roulotte et racisme, à malédiction, à émancipation, amitiés à Sans
contrefaçon (Laurent Boutonnat, 1987), because « le corbillard m’a ouvert les voies du rêve et du
fantastique », déclaration d’amour à l’art, à son pouvoir, proférée en
surplomb d’un vent assourdissant. Mais le mort privé de sépulture, grand-père
atrabilaire, ne se laisse pas faire, sa dépouille traumatise le petit Peter, futur
fossoyeur de Hamlet et ensuite nosferatu à l’infini. Le gamin tout sauf
malsain se maquillait face à une glace, le miroir de l’armoire se casse, se
fracasse sous le coup de hache d’Abélard furibard, meurtrier présumé de « Mad »
(movie). Graveuse à vif, furie à fouet, Héloïse propose aussi une tasse de thé,
comme si tout ceci, en vérité, ressemblait de près à un drôle de jeu de rôle, à
un « roman noir » réécrit par la sensibilité seventies ; sur ce sujet littéraire, (re)lisez Les
Châteaux de la subversion, le stimulant essai d’Annie Le Brun. Cachot,
mannequins, fessée et Frankenstein : Mac Gregor en administre une dizaine
à Marie, vraie-fausse vierge à la Paul Morrissey (Du sang pour Dracula,
1974), « ingénue » « de mon cul », célibataire à subito ensemencer, punition
rousseauiste, bis, où Cushing formule
ses méfaits passés, de ciné, « J’ai fabriqué de mes propres mains des êtres vivants
avec des morceaux de plusieurs cadavres », diable.
« Quand vous ne comprenez pas
une chose, vous la rejetez d’un geste », fustige-t-il itou, toutefois loin
de nous l’idée de démolir ce Tendre Dracula pas si ésotérique, curiosité
toujours drolatique et parfois poétique, mélodrame amusant et divertissement
émouvant. Tandis que la peur paraît « en décrépitude », demeure la
détresse de la vieillesse, Héloïse observe les seins de Marie, lui montre les
siens, dissimulés, de « Madame » endeuillée. L’amour permet de replonger
parmi la « pureté », le choix débouche sur la « dignité »,
la liberté, l’envie de créer. Au miroir, Mac Gregor monologue, ancienne « machine
à méchants » s’octroyant dorénavant le droit d’être tendre, d’être un dieu
point odieux pour sa muse active, réactive, couple d’amants démiurges, dévoués,
devant « balayer ce qui est laid ». À proximité, sur une table
dénudés, Menez caresse et embrasse Miou-Miou, des fantômes faussaires filment des
Incapables,
mise en abyme pas magnanime, et Madeleine, in
fine ressuscitée, a contrario de
la Mado de Vertigo (Alfred Hitchcock, 1958), organise un gang bang ludique, une partouze
pyramidale, merci à l’équipe à l’improviste du traquenard de Guiomar. « L’avenir
du cinématographe c’est ça », salutations à Robert Bresson, c’est-à-dire filmer,
de façon littérale, à travers le trou d’une serrure, se réinventer en voyeur, suivre
les consignes de Jean-Pierre Darras & André Pousse, producteurs
pragmatiques, dépourvus de fric et d’éthique, du satirique Attention les yeux !
(Gérard Pirès, 1976) ? À rebours de Jean Rollin, Pierre Grunstein ne le pense pas, son Tendre
Dracula ne s’aventure pas sur ce terrain-là, sa tristesse, sa liesse,
opte pour les oiseaux, pour un final en fusée, « Si l’on veut que le temps
s’arrête, c’est l’espace qui doit s’envoler », CQFD à la Pixar (Là-haut,
Peter Docter, 2009).
Héloïse & Mac Gregor décollent,
en écho contrarié, par avance corrigé, à Lady Marianne & Robin des Bois,
suicidaires terre-à-terre de Richard Lester (La Rose et la Flèche,
1976), à chacun son ciel, sa carte vermeil, à chacune son horizon, sa
détermination. Romantique jusqu’au bout, cohérent et fou, lent et mou, se
moquent les commentateurs sans cœur, La Grande Trouille in extremis
se conclut à contretemps, à contre-courant, abhorre le gore, fuit la pornographie, plaide en faveur d’une défunte
aristocratie, au cinéma, au-delà, réactionnaire ou révolutionnaire suivant le
point de vue. Un « nanar » dérisoire, à l’esprit campy ? Un film libre, un film orphelin, tourné au siècle
passé, tourné vers le lendemain.
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