Self Control : Brannigan


D’une Laura à l’autre, du titre précédent au suivant…


1

« Auteur », ce n’est plus valable aujourd’hui.

Jean-Luc Godard

Court mais caractéristique, Self Control (William Friedkin, 1984) débute une trilogie poursuivie par Nightcrawlers (1985) puis Police Fédérale Los Angeles (idem). Le réalisateur revient à la TV, troque Hitchcock contre Rod (Serling), le cinéaste mélomane, amateur et (futur) metteur en scène d’opéra, accompagne Laura Branigan avant de choper Wang Chung, caméo inclus. Si son Self Control adresse des clins d’œil – et des bras de paroi – à La Belle et la Bête (Jean Cocteau, 1946), à Répulsion (Roman Polanski, 1965), autres mémorables cauchemars sis sous le signe d’une féminité très tourmentée ; s’il reprend en partie l’esthétique onirique, classée X, du tandem Delia & Sayadian (Nightdreams, 1981 + Café Flesh, 1982 et les affiches en reflet de Fog, John Carpenter, 1980, Pulsions, Brian De Palma, pareil, Massacre dans le train fantôme, Tobe Hooper, itou) ; s’il annonce, avec quinze ans d’avance, pour des raisons évidentes, pas seulement de partouze masquée, le Eyes Wide Shut (1999) de Stanley Kubrick, il s’agit surtout d’un (bref) film de William Friedkin, qui dialogue à distance avec Cruising (1980), To Live and Die in L.A., Le Sang du châtiment (1987), La Nurse (1990), Jade (1995) et Bug (2006), papier alu revu. Réalisme magique, milieu interlope, danse funeste de chorégraphie maquillée, dangerosité généralisée, dialectique de la pureté-impureté, de l’innocence et de la culpabilité, déploiement d’un désir à faire frémir, exploration d’une psyché féminine aux frontières du SM, folie d’autarcie s’associent ainsi au sein de ce conte de fées au sujet d’une fée défaite, alors incarnée par une chanteuse à succès, une actrice occasionnelle, prématurément décédée à la cinquantaine. On le sait, Friedkin, a fortiori au temps de French Connection (1971) et L’Exorciste (1973), possédait (terme connoté) le redoutable don de (souvent) faire perdre à autrui son sang-froid, cf. la fameuse gifle filée à un curé, histoire de mieux pleurer, quel sacrilège ; ici, il ne le perd pas le sien, il ne perd pas son temps (ni celui du spectateur, cinéphile acoustique), il préfère perdre sa muse-sirène new-yorkaise parmi une fable d’effroi, une allégorie à la fois anxiogène et sereine, petit leçon de cinéma musical donnée à la juvénile et envahissante MTV, d’ailleurs offusquée de l’adulte résultat (et des critiques du public), demandant des aménagements apparemment (autorisé aux) mineurs. En résumé de moralité, un véritable artiste ne saurait s’extraire de son idiosyncrasie, même au travail à l’intérieur d’une industrie du divertissement assez peu préoccupée de singularité, de radicalité, d’obscurité, (re)voyez les ouvrages de Steve Barron pour a-ha (Take on Me, 1985, romantisme de rotoscopie), de De Palma pour Bruce Springsteen (Dancing in the Dark, 1984, Amérique démocratique), de Hooper pour Billy Idol (Dancing with Myself, 1981, survival drolatique, au chanteur électrique moqué ensuite par BDP dans Body Double, 1984).                      


2

La femme est le contraire du dandy. Donc elle doit faire horreur. La femme a faim, et elle veut manger ; soif, et elle veut boire. Elle est en rut, et elle veut être f…

Baudelaire, Mon cœur mis à nu

Dans Like A Virgin (Mary Lambert, 1984), Madonna se retrouvait vite à Venise, les deux tours encore debout, déjà phalliques, du World Trade Center, presque une décennie auparavant escaladées par un primate amoureux, monstrueux (King Kong, John Guillermin, 1976), fissa effacées au moyen d’un fondu enchaîné. Passée de la nuit au jour, elle y rencontrait, désormais en robe immaculée, elle-même miroitée, un type à tête de lion, personnification de saison du noble animal aperçu en bordure de canal. Portée, déposée, dédoublée, sur le lit elle souriait, en gondole se trémoussait, vraie-fausse vierge âgée de vingt-six ans, phénomène médiatique et bientôt femme d’affaires cynique se fichant de Franju (Judex, 1963) & Marais (bis). Dans Self Control, pas une once de bestialité, pas un soupçon de zoophilie, à chacun(e) sa supposée perversité, sa fantasmatique imagerie. Laura sommeille sur sa méridienne, jambes écartées, son mec endormi à côté. Femme à sa fenêtre, elle observe le pont de (Brooklyn) de la Madone/Ciccone, rime de régime (des images, des perceptions intériorisées). Davantage narcissique, quoique, elle se mire, s’admire, un genou (le gauche, donc le sinistre) sur une chaise, en robe courte collée à sa croupe, sous peu rejointe par une compagne inconnue, à la face peinte. Friedkin tisse en faisceau l’objectif et le subjectif, le réel et l’immatériel, l’exécution et la projection. Munie d’un miroir manuel, d’une présence caressante, Laura s’autorise un regard caméra, comme afin de nous défier de savoir identifier la déroutante réalité de sa psyché divisée. Ses bottes (de sept lieues) enfilées, elle file (immobile, en pensée ?) en pleine rue, en pleins travaux, en plein studio, elle s’agite gentiment, entourée de gens, elle se fige et suit une figure sidérante. Derrière la porte verte, pardon, blanche, basculée par un effet vidéo very vintage, surgissent soudain un escalier, un souterrain, des danseuses et des danseurs en chaleur, leurs traits dissimulés. L’angélique Béatrice guidait l’infernal Dante, l’homme en noir, aux gants rouges, au masque blanc, ôte à Laura son manteau sombre et la conduit devant les « créatures de la nuit ». De retour dans sa chambre, couloir palpeur-percé traversé, la voilà en blanc peignoir de soie, aux prises avec les visiteurs à domicile, le colosse pris en contre-plongée, sa chemise tombée. Il la saisit par les cheveux, la couche sur la couche, soulève le tissu en la fixant intensément. Laura, solitaire, soupire, ouvre les yeux, les referme, au même instant, elle caresse le spectre présumé, elle l’avise en POV (le sien, le nôtre), elle entrouvre la bouche et colle sa langue à ses dents. Au sol, esseulée, en dépit des comparses-cadavres, elle ne voit la forme se dissoudre à la Nosferatu (Murnau, 1922), elle se résigne, réveillée, à sa tristesse déchaussée, d’escarpins rosés, elle se relève, éteint une lampe, se (re)met au lit, se retourne vers celui qui l’occupe – un pur partenaire mystère, puisque porteur du masque familier. En sus de gamins, mannequins, d’une dame voilée, d’un rideau tiré, de dés jetés, de Noirs et d’une baignoire, le récit  s’achève sur la poupée endeuillée du début, à bras tendus.               



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Mes chers compatriotes, nous aurons des jours meilleurs et nous retrouverons les jours heureux. J’en a la conviction.

Emmanuel Macron

Toujours en 1985, le fidèle Friedkin se fend d’un clip désarmant, offert à son amie Barbra Streisand. Somewhere représente sans doute la part la plus patriotique de l’intéressant intéressé, dévide une sorte d’utopie cosmopolite (et cosmique), on dirait aujourd’hui « multiculturelle », nocturne, en huis clos, où la seconde chanteuse, immortalisée (en album à Broadway) dans la beauté de sa maturité, dans une reprise de Bernstein & Sondheim, lui (re)donne toute sa dimension politique, a contrario du duo du film de Robbins & Wise (West Side Story, 1961), au sentimentalisme individualiste, s’apparente à une statue de la fraternité, à une croix sémite ironique, car in fine par la lumière crucifiée. Pour mémoire, à l’époque de L’Exorciste, Friedkin fâcha Blatty par son refus de faire un film aux allures de tract pour l’Église catholique. Plus tard, assagi, diplomate, il décida de réintégrer le célèbre dialogue existentiel, rassurant et cruel, entre les prêtres épuisés. Certes, Nightcrawlers, L’Enfer du devoir (2000) et Traqué (2003) tamiseront la perspective, poseront problème (aux commentateurs européens), remettront en cause l’unité nationale et l’intégrité militaire. Cependant Barbra rejoint in extremis Laura, partage sa solitude, se produit devant une salle vide, preuve par le contrechamp surplombant de la nature improbable (impossible ?) du vœu pieux, on renvoie vers les nations désunies de Sorcerer (aka Le Convoi de la peur, 1977). En 1998, le francophile Friedkin, lecteur de Proust, mari de Jeanne Moreau, se soucie de Johnny (Hallyday, who else?), selon une chanson de séparation (de pardon ?), de pont à répétition, avec la complicité de l’aristocratique Dayle Haddon. Le clip mélancolique de Ce que je sais magnifie en mineur une New York à la Sergio Leone (Il était une fois en Amérique, 1984), grise et bleutée (remarquez la fenêtre rouge), quasiment en noir et blanc élégant. Pour le moment, des années 80 au mitan, Self Control doucement affole et correspond avec Plus grandir (Laurent Boutonnat, 1985), son quasi contemporain, symbolique et censuré, hommage à la Hammer et manifeste maîtrisé, plébiscité, d’un gothique français. Le diptyque se préoccupe par conséquent de (« deuxième ») sexe, d’esprit, de plaisirs interdits, de pertes précises (de la confiance, de l’enfance). Friedkin & Boutonnat, même (discutable) combat, à savoir, vomiraient les farouches féministes, l’aval du viol, la soumission à la domination (forcément masculine), le somnambulisme opportuniste, choquons à l’unisson le téléspectateur d’ici et d’ailleurs ? Dissipons le  malentendu (le mal entendu), redécouvrons à l’abri de la nostalgie, loin des suiveurs (présidentiels) de Fonzie (Happy Days), des opus dérangeants, indépendants, pertinents, persistants, à la beauté enténébrée, à la clarté (pas si) compliquée. Au bout de son voyage au bout de la nuit, de l’envie, Laura ne se rendort, Bruiser (George A. Romero, 2000) (me) remémore. Adultère et (dé)loyale, sa persona conserve son aura, énigme intime de descendante d’Ariane, au cœur et au creux d’un stimulant dédale, celui du sieur Friedkin.


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