Jeff : Les diamants sont éternels


Des abeilles, une « sauterelle », un zoo, un tombeau…


Non Jef t’es pas tout seul
Mais tu sais qu’tu me fais honte
À sangloter comme ça
Bêtement devant tout le monde
Parce qu'une trois quarts putain
T'a claqué dans les mains

Brel, Jef

À la fois film fondateur, le premier co-financé par la récente société Adel Productions, et opus suicidaire, surtout au box-office hexagonal, Jeff (Jean Herman, 1969) retravaille Le Samouraï (Jean-Pierre Melville, 1967) et prophétise Un flic (Jean-Pierre Melville, 1972), c’est-à-dire s’inscrit au sein d’un tracé dépressif, peuplé de spectres en sursis. Il dessine davantage, il étoffe l’Orphée de RATP, in fine défait par son Eurydice de pianiste, il affine le fantastique venté de la Vendée, il affirme le marasme de la masculine amitié. Dès l’affiche explicite, reformulation graphique de la fin fatidique, Alain Delon donne le ton : Jeff ou la chronique d’une mort annoncée, celle de sa star ciblée. Posé sur le seuil des seventies, décennie de crise économique, déjà, encore, de « libéralisation des mœurs », voire de libéralisme sexuel, cf. la diffusion de la pornographie, de terrorisme européen, notamment italien, Delon décide d’évoluer dans un univers polaire, désincarné, du côté d’Anvers délocalisé. Un an auparavant, il collaborait avec Herman & Bronson sur Adieu l’ami (1968), il rencontrait Mireille Darc, patiente partenaire durant une quinzaine d’années, en public et en privé. D’un titre à l’autre, des techniciens transitent, citons les noms du compositeur François de Roubaix (Les Aventuriers, Robert Enrico, 1967 ; Le Samouraï ; Diaboliquement vôtre, Julien Duvivier, 1967), du directeur de la photographie Jean-Jacques Tarbès (La Piscine, Jacques Deray, 1969 ; Borsalino, Deray, 1970 ; Deux hommes dans la ville, José Giovanni, 1973 ; Borsalino and Co., Deray, 1974 ; Flic Story, Deray, 1975 ; Le Gitan, Giovanni, itou ; Parole de flic, José Pinheiro, 1985), de la monteuse Hélène Plemiannikov, assembleuse de Traitement de choc (Alain Jessua, 1973), des Granges brûlées (Jean Chapot, idem), de Armaguedon (Jessua, 1977).



Écrit par André-Georges Brunelin, biographe du cher Jean Gabin, dialogué par Jean Cau (L’Insoumis, Alain Cavalier, 1964 + Borsalino), le scénario repose sur un complot, sur un duo, dommage pour Jef Costello. Jeff s’ouvre sur des sourires, hypocrisie rétrospective, des mains serrées, des exercices en série. Il se poursuit par un bijoutier braqué, une épouse dépouillée, déplacée, tant pis pour ses bigoudis, un chauffeur fuyard foudroyé. Les SDF philosophes de Samuel Beckett attendaient en vain l’invisible Godot, les truands de Herman à présent s’impatientent en l’absence de leur « Dieu » à eux, sans doute retardé, qu’il déboule enfin et nous file nos billets, allez. Rapidement s’établit un clan, tout sauf sicilien, se concocte un plan, torturons la maîtresse, presque la traîtresse, du malhonnête, traquons-le en tandem dédoublé jusqu’en Belgique, jusque chez un receleur hospitalier, dessoudé, puis jusque chez lui, aussi. Précédé par Delon déguisé en Laurent, Diamant le bien nommé constate le décès du stratège dépité, surprenant Georges Rouquier, cinéaste renommé, se voit véhiculé par la vénère Éva, descend Laurent d’une seule balle, au bord de la mer amère, duel express de western surréaliste, Bruxelles oblige. Prostituée pour Borsalino 1 & 2, l’aimable Mademoiselle Darc rempile par avance, s’accorde une seconde chance, en ex-péripatéticienne certes peu sereine. Ensuite, elle donnera la réplique psychotique à son assassin d’Alain selon Les Seins de glace (Georges Lautner, 1974). Si Nathalie Nerval sait courir, se cacher, son calme garder, une cigarette, s’il vous plaît, longtemps après jouer la maman de Josiane Balasko au cours du nocturne Cette femme-là (Guillaume Nicloux, 2003),  une troisième femme, Suzanne Flon, restauratrice wellesienne de Un singe en hiver (Henri Verneuil, 1965), fait forte impression, fait une essentielle révélation.

Veuve de voyou valdingué, embourgeoisé, elle dessille Darc et délivre un monologue enragé, leçon de diction et d’interprétation. Cartographie refroidie d’un cimetière en hiver, dont la hantise généralisée, désespérée, dialogue à distance avec les travaux d’André Delvaux (Un soir, un train, 1968), Jeff esquisse ainsi des femmes fréquentables, réchauffantes, malmenées, bien-aimées. Toutes les scènes de Darc & Delon confèrent au film son évidente humanité, sa sensualité blessée, sa tendresse sincère. Face à Éva/Mireille, Laurent/Alain fond, fend l’armure, prend la mesure de son imposture, projette un parricide par procuration, suivi d’une ensemble évasion. Le dernier rendez-vous, of course à Samarcande, se déroule derrière une rotonde sur pilotis, alors aussitôt nous voici renvoyés vers Carnival of Souls (Herk Harvey, 1962), pas seulement parce que les pareillement blondes Mireille Darc & Candace Hilligoss partagent la même grâce, plutôt parce qu’il s’agit à nouveau d’un ouvrage subjectif, fantomatique, climatique, néanmoins un brin moins focalisé sur une conscience errante, en transit. Avant cette coda de caveau sise au-dessus des eaux, de sa pietà impitoyable, Laurent déchausse Éva, la couche, la soigne, l’enlace et l’embrasse par deux fois de la même façon, comme un naufragé en train de se noyer s’agripperait à une impossible bouée. Dans Bruges-la-Morte, roman envoûtant du local Georges Rodenbach, accessoirement matrice apocryphe de Sueurs froides (Alfred Hitchcock, 1958), de préférence à l’historique et pragmatique D’entre les morts de Boileau-Narcejac, un endeuillé obsédé devenait in extremis un meurtrier, démonstration que l’idéalisation conduit à la déraison, sinon à la damnation, au cinéma et au-delà.




Ici, ici-bas, dans la lumière blanche de paysages portuaires, de visages mortuaires, transparents, évanescents, eux-mêmes réminiscence cinéphile du désenchantement stylisé d’un certain ciné français des années 30, par exemple celui de Duvivier (Pépé le Moko, 1937) & Carné (Le Quai des brumes, 1938), nul ne saurait pour de bon partir, de trahir et trucider s’abstenir, de son triste sort s’affranchir, de sa tristesse existentielle, intime, se délivrer pour l’éternité, surtout lorsque l’on s’appelle Alain Delon, acteur majeur, producteur audacieux, homme tourmenté, parfois impardonnable et ne demandant à personne d’être pardonné, (re)lisez mon portrait, please. Afin de céder brièvement à l’abandon, à l’éphémère passion, entre survivants consentants, il faut se frotter, au propre, au figuré, à ces femmes-flammes fertiles et fatales, illuminant magnifiquement un film millimétré, composé, remarquez la remarquable séquence de baston, de cadrage/découpage sauvage et pensée leçon, co-production franco-italienne distribuée par la Warner, mon cher, ce qui nous (r)amène à Clint Eastwood & Sondra Locke, autre couple en déroute, adepte de l’amour SM, de la vengeance sur la rive de la transcendance, d’un similaire et différencié métrage cauchemar (Sudden Impact, Eastwood, 1983). Film figé, de simulacre létal, de voiliers dévalués, immobilisés, au sol liés, tel l’Albatros de Baudelaire, himself pas vraiment admiratif des Belges, film mélancolique et mal accepté, Jeff dévide sa morale darwinienne et son nihilisme déterministe, Laurent/Alain condamné à sa solitude cendrée par ses soins, sphinx énigmatique, ésotérique, d’une année supposée érotique, Gainsbourg dixit, Jane indeed.

Commentaires

  1. Merci pour ce bien beau billet, justes soulignés d'images bien cadrées
    "Suzanne Flon, restauratrice wellesienne de Un singe en hiver (Henri Verneuil, 1965), fait forte impression, fait une essentielle révélation.

    Veuve de voyou valdingué, embourgeoisé, elle dessille Darc et délivre un monologue enragé, leçon de diction et d’interprétation"

    Long Cours est un roman policier de Georges Simenon, paru en 1936
    "Pour aider au financement d'un groupe d'anarchistes, Charlotte Godebieu tente de voler son ancien employeur et amant. Surprise par celui-ci, elle l'abat d'un coup de revolver et quitte Paris avec son ami Joseph Mittel, dit Jef ,
    fils du fameux Mittelhauser, l'un des complices de Bonnot."

    RépondreSupprimer
  2. Au sujet de Simenon, je vous renvoie bien sûr vers la biographie assez exhaustive de Pierre Assouline :
    http://www.folio-lesite.fr/Catalogue/Folio/Folio/Simenon
    Un second livre, dû à l'adorable Mireille Darc :
    https://lemiroirdesfantomes.blogspot.com/2017/02/une-femme-libre-le-cur-est-un-chasseur.html

    RépondreSupprimer

Enregistrer un commentaire

Posts les plus consultés de ce blog

Les Compagnons de la nouba : Ma femme s’appelle Maurice

La Fille du Sud : Éclat(s) de Jacqueline Pagnol

L’Enfer d’Henri-Georges Clouzot : Le Trou noir