Comment utiliser son temps libre ? : Où est la maison de mon ami ?


Tutoriel « à la truelle » ? « Travail manuel » sensuel.


Comment peindre une porte, mais aussi, surtout, comment faire un film ? Comment utiliser son temps libre ? (Abbas Kiarostami, 1977) répond en dix-sept minutes pédagogiques, poétiques, ludiques, lucides, désormais connotées par le foutu confinement. Le spectateur admirateur du Goût de la cerise (1997) et Le vent nous emportera (1999) y découvre, à domicile, deux adolescents, eux-mêmes à la maison, en train de « s’emmerder comme des rats morts », mine de rien iraniens. Leur père désespère, trop pauvre pour se payer les services d’un placide professionnel ; qu’il se rassure, le cinéma existe, spécialement, là-bas, celui d’État, d’institution éducative spécialisée, alors la leçon devient une démonstration, suscite l’émulation. On le sait, l’oisiveté verse vite vers le vice, occidental ou oriental, donc rien de mieux que se servir de ses mains, constater ce qu’elles peuvent accomplir, pour se sentir heureux, ou en tout cas moins malheureux. Fable affable, affublée d’une voix off jamais docte, impérative, davantage invite bienveillante, Comment utiliser son temps libre ? associe l’utile à l’agréable, le divertissement à « l’embellissement ». La nécessité de connaître le matériel, d’apprendre la patience, de pratiquer le partage, ne saurait bien sûr se limiter au domaine de la peinture, et le film de Kiarostami constitue ainsi, en sus, un petit et pertinent traité de ciné, pas seulement du sien. Ici, déjà, le documentaire fusionne avec la fiction, la modestie déploie son immensité, son intimité, les couleurs naissent sous les caresses, la main se reprend en main, dessine son destin. Si l'objectif du commanditaire s’avérait discutable, on dira occuper la jeunesse locale, histoire qu’elle évite de se révolter, le cinéaste, d’ailleurs passé par la publicité, à la fois le respecte et le pervertit, ne se contente de délivrer, en mercenaire soumis, rémunéré, un mode d’emploi anecdotique, inoffensif, festif. Au contraire, il s’agit, en réalité, grâce au ciné, de réenchanter le réel, de poursuivre un récit paternel, pas paternaliste, de donner une « seconde jeunesse », sinon d’accorder une « seconde chance », merci au mobilier récupéré, utilisé pour une chambre d’indépendance, à des objets pratiques, prosaïques, usés par les années.



Dans ce monde dépourvu de femmes, quel étrange drame, la mélancolie masculine implicite se combat via le cinéma, muni d’un ustensile, pinceau pédago, dont la partie supérieure se dénomme la « touffe » et rappelle un pubis féminin, of course. Abbas émule de Sigmund ? Disons disciple de Demy, remarquez l’accompagnement musical omniprésent, presque printanier, presque à l’unisson d’une partition de la Renaissance. Récemment exhumé, restauré, le travail de l’artiste trentenaire aère, apporte de l’air, sent le solaire. Amoureux de la matière, autant que de l’immatériel, Kiarostami cadre au millimètre, monte en rythme, manie une caméra humaine, humaniste, à hauteur d’homme. En surface de deuxième couche, l’item cultive le quotidien, procure une sérénité à proximité, prescrit un remède d’actualité ; en profondeur de première, il prône l’action, la transmission, l’émotion. Sociologique et philosophique, historique et pragmatique, Comment utiliser son temps libre ? possède une grâce supplémentaire, celle de s’achever, belle élégance, discrète résilience, sur le sourire d’un gosse grandi par son hobby, porte fermée à l’image, ouverte sur l’horizon des visages, derrière laquelle respirent le champ des possibles, la perspective des films à venir. Hassan exercera-t-il ensuite selon le prologue, à savoir esquisses express de pilote, de juge ou de laborantin, métiers à responsabilité(s), à forte formation ? Peut-être, peu importe, pour l’instant il se frotte le front, il l’assombrit sans le savoir, gag de slapstick pas encore relooké par les restrictions et la censure de la « révolution islamique ». Resté chez lui, au pays, à l’instar d’un certain Andreï Tarkovski, point commun, pourtant, du départ en Italie, Nostalghia (1983) en écho à Copie conforme (2010), diptyque érotique et esthétique à demi réussi, tant mieux, tant pis, Kiarostami cartographie une plaisante utopie, aménage à sa mesure la « maison cinéma » amicale, mondialisée, de Serge Daney. Ce faisant, il pose les fondations méta de son cinéma, il dépeint un art en effet « impur », affirmait à raison André Bazin, pas uniquement car irrigué par ceux qui le précèdent ou l’escortent, la peinture, picturale ou triviale, l’un parmi d’autres, palimpseste de deux siècles.


Commentaires

  1. Peindre une porte, sous-couche et travail de l'enduit induit qu'il n'y a rien d'impur dans l'ARTisan, sourire d'un pur accomplissement, un film en soi-même...

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