Coup pour coup : Merci Patron !


Drapeau rouge à la Chaplin ? Gueule de bois de déprime…


Vrai-faux documentaire et « film militant », Coup pour coup (Marin Karmitz, 1972) s’apparente en plus à un psychodrame féministe. Ancien chef opérateur, déjà producteur, bientôt distributeur, sous peu exploitant, le réalisateur paraît enregistrer en direct, in situ, une situation d’insoumission, celle du personnel d’une usine textile, dont deux membres viennent de se faire fissa virer, bien sûr sans indemnités, pour avoir renversé sur la contremaîtresse sans merci, à la sortie, en public, chic, un seau rempli de farine, fichtre. Si le court-circuit, causé en catimini, de manière volontaire, permet de couper court à la cadence épuisante, au chrono dingo, au bruit à l’infini, accessoirement à une main masculine palpeuse d’épaule, autorise à une pause opportune, un répit face à l’infortune, possibilité partagée de croquer une pomme, fumer une clope, parcourir un bouquin, la séquestration de saison du pénible patron développe l’occupation à répétition, contourne les négociations à la con et constitue la conclusion en suspension. Coup pour coup, titre explicite, programmatique, se termine ainsi sur un arrêt sur image assorti d’une voix off féminine affirmée, menaçante, envisageons la violence, où l’assailli, un brin défraîchi, because quatre jours en costard, en huis clos, à peut-être pisser dans un seau, bis, encaisse en silence les revendications en réunion, martyr du MLF par procuration. Auparavant, le spectateur confiné se confronte à une chronique d’enferment assumé, à une « lutte des classes » rejouée au fond d’une France giscardienne glacée, policée, peuplée de policiers, comme différemment décrite par le parfait contemporain Un flic (Jean-Pierre Melville, 1972). En 1972, en 16 mm, 1936 ressuscite, Mai 68 aussi, mythes nationaux, il en faut, mais le contexte diffère, efface le Front populaire, remplace « sous les pavés, la plage », tu parles.

Coup pour coup atteste certes d’une solidarité, d’ailleurs tout sauf assurée, cf. les tensions, les dissensions, les collusions, surtout syndicalistes, il esquisse en sus un enlisement, une fatigue professionnelle, existentielle, sinon sexuelle – « baiser entre deux portes » par manque de temps, plutôt que de sentiment – qui lui donne des airs délétères de « baroud d’honneur », d’enthousiasme trompeur, à peine maintenu, revenu, via un retournement dramatique pratique, puisque le directeur suicidaire, ensuite gentiment tancé par l’éloigné préfet, revient de son plein gré, par une entrée dérobée, au beau milieu de son bureau, piégeur piégé, autrefois au téléphone, cette fois-ci chez lui, afin d’envoyer sur place des « casseurs de grève » improvisée vite refoulés, ouf. Tout ceci, on le devine, déplut au pouvoir, au contre-pouvoir, sortit en salles avec parcimonie, les bien nommés exploitants apparemment peu soucieux des préoccupations transposées des exploités. Découvert hier, sur son CURIOSITY à lui, le dernier long métrage de Marin Karmitz séduit par son énergie, par sa dimension de tragi-comédie, pas seulement de mœurs, hélas idem déçoit, pardonne-moi ou pas, « camarade » cinéaste, classé par ordre alphabétique, selon le générique démocratique. À l’instar d’un certain Eisenstein, pensez au Cuirassé Potemkine (1925), Karmitz anime une masse anonyme – on prononce en sourdine puis in extremis les prénoms des deux employées remerciées – et il évacue la vie privée, la moindre once d’intériorité, d’intimité, focalisé sur le spectacle politique de la politique mise en spectacle, de surcroît par ses soins manichéens, de partisan partial, localisé à l’extrême gauche locale, hexagonale.



L’une des véritables ouvrières attablées – on épluche des pommes de terre, on investit une subite nursery – déclare que le conflit donne enfin l’occasion de se connaître, toutefois le dispositif dualiste utilisé, le point de vue univoque adopté, oui au collectif, voire au collectivisme, non à l’individualité, à la propriété, déperdition de personnalisation à la Proudhon, empêche de pénétrer les psychés, réduit les êtres à des silhouettes, la dramaturgie à une démonstration, le dynamisme à un déterminisme. Sergueï s’en sortait par son style, son montage magistral, son homoérotisme manifeste, produisait par conséquent un autoportrait de l’intéressé à partir du « portrait de groupe » de marins mutins, au risque du révisionnisme et de la virtuosité, par exemple de landau d’escalier. En supprimant la subjectivité de son sujet, de ses « sujets », terme connoté, Karmitz les prive de leur liberté, assène la sienne. Il ne semble pas percevoir la contradiction rédhibitoire, il use et abuse de sa sincérité, il défend à chaque plan son camp. Opus indépendant et de propagande, Coup pour coup congédie l’idéologie, lui substitue un jeu de rôle(s) à moitié drôle, au sein duquel prendre une revanche provisoire, un brin dérisoire, sur un ennemi obscurci, assoupi, presque pitoyable, constat contre-productif, induit par la dialectique déséquilibrée de la masse et du singulier : face à une foule déchaînée, même à juste raison houspillé, un assassin certifié – ou son compère, le « présumé innocent » –  acquiert un aura christique, renvoyons vers le diptyque de Fritz Lang (M le maudit,  1931 + Furie, 1936). Doté d’un patronyme symbolique, hyperbolique, blague de bac à sable marxiste, « Boursac » ne se fait pas lyncher, OK, il roule en Mercedes immaculée, il habite un château à la Claude Chabrol, il ne s’affole, il ne frôle pas la mort, d’accord, ni la chemise médiatique, déchirée, d’un futur DRH d’Air France.

Et une cinquantaine d’années après, donc en 2020, MK2 se porte bien, puissante société sous forme de trust, transmise en famille par un père depuis longtemps à compter parmi les capitalistes patentés, ironie directe d’une trajectoire auteuriste, cependant délestée d’opportunisme. En correspondance à distance avec, allez, La Belle Équipe (Julien Duvivier, 1936), Une chambre en ville (Jacques Demy, 1982), La Vie rêvée des anges (Érick Zonca, 1998), Ressources humaines (Laurent Cantet, 1999), Coup pour coup, malgré ces réserves posées, s’apprécie, en définitive, en tant que fréquentable et limitée curiosité, en happening stimulant, signifiant, aux visages d’un autre âge, à la beauté oubliée, en « bulle d’oxygène » jamais malsaine, éclose, en dépit des portes closes, en marge d’un système structurellement, c’est-à-dire économiquement et politiquement, bourgeois, grand ou petit, peu importe, celui du ciné français. Sept ans plus tard, dans Série noire (Alain Corneau, 1979), Franck Poupart, incarné, au propre, au figuré, par un Patrick Dewaere en plein despair, se fracassera plusieurs fois le crâne contre un capot, blues et bleus de banlieue, Perec par Thompson, Hexagone à hématomes. Sept ans plus tôt, une ouvrière explose, very vénère, en pleine crise de nerfs, s’en prend à l’ersatz de kapo en blanc, un mec la maîtrise, ses amies l’adoucissent. D’un ouvrage au suivant, le malaise nous identifie, hier, aujourd’hui.


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