Les Grandes Manœuvres : Le Pari


Cage volage, gants élégants, psyché du passé, clairon d’abandon…


For Franck Ferreira, confiné ou pas

You can play brand new to all the other chicks out here
But I know what you are what you are baby
[…]
Maybe if we both lived in a different world
It would be all good and maybe I could be your girl
But I can’t ’cause we don’t

Britney Spears, Womanizer

Avec Les Grandes Manœuvres (1955), une « comédie dramatique », affirme le générique synthétique, René Clair, alors quinquagénaire, paraît relire Marivaux & Laclos plutôt que Molière. Au jeu in extremis sincère et sérieux de l’amour et du hasard, Marie-Louise arrive donc trop tard, tandis qu’Armand devient par conséquent un perdant, pourtant paradant, sa liaison dangereuse, merveilleuse, refusant d’ouvrir sa fenêtre (et d’offrir le reste) à ce don Juan poignant, au remporté (et stupide) pari d’ennui, tant mieux, tant pis. Les grandes manœuvres à venir, le spectateur contemporain, celui des années 1950, celui des années 2020, devine bien vers quoi elles renvoient, à savoir vers la proximité du pire, de la Grande Guerre c’est-à-dire, « principe de réalité » vite venu gifler les fringants uniformes et salir les belles robes du « principe de plaisir » applaudi en province, mince. Cette coda dépressive, mais moins qu’une seconde fin carrément mélodramatique, où l’aimable modiste divorcée, vitre ouverte, se voit retrouvée, par sa domesticité, suicidée sur son lit, lieu idoine, se situe en pleine rue, durant l’un des rares extérieurs, comme s’il fallait mettre à distance, en studio, du monde réel toute la misère (pas seulement militaire) et les immanquables trémolos, comme s’il fallait effrontément y dilater une stratégie sentimentale inoffensive, insipide, a priori ressassée, aseptisée, si soignée, sus à l’érotisme en sueur, maladif et alcoolisé, des bienheureux Orgueilleux (Yves Allégret, 1953), couple épatant (et populaire) de Michèle Morgan & Gérard Philipe ici repris, voui. Néanmoins personne, surtout un cinéaste, ne saurait semer la matérialité du modèle mimétique, trivial et létal : au sol s’accumule le crottin, l’histoire se termine sur un rien (de positif, de pardonné).



Face au défilé de fanfarons affables, sous peu dessillés par les atrocités des tranchées, la mutique (et esseulée et espionnée et commentée) Marie-Louise soulève à la dérobée son rideau de tombeau et Les Grandes Manœuvres en vérité s’avère, en pleine (et grise et délavée) lumière, d’un certain cinéma français l’acte de décès, le précis cimetière. Si le tournage en entrepôt – (re)lisez-moi ou pas – relève du contrôle absolu, de la démiurgie à domicile, de l’intériorisation des sensations, il participe aussi de l’asphyxie, d’un déterminisme de marionnettiste, d’un imaginaire mortifère. La fenêtre fermée du récit affiche ainsi le manque d’air du film, sinon son manque d’audace (et de grâce). L’argument (et le drolatique duel, amicalement cruel, et les décors, et le score valsé de Georges van Parys) remémore Max Ophuls, toutefois René Clair prophétise a fortiori Federico Fellini, fameux transfuge du réalisme (stylisé) en direction de l’onirisme (solipsiste), idem amateur de mausolées autarciques, au sein desquels de son univers personnel tirer les in fine fastidieuses ficelles. Basé sur un souvenir (versaillais) d’enfance presque freudien, molto masculin, Les Grandes Manœuvres tourne à vide, vire au caveau, reconstitue une (belle) époque, constitue un cercueil, exécuté avec une académique (et hexagonale) « qualité », promise à être fissa conspuée par l’irascible (et lui-même historique, nécrophile, cf. La Chambre verte, 1978) François Truffaut. En résumé, malgré l’admiration et le soutien du sacro-saint André Bazin, son père adoptif, putatif, Les Grandes Manœuvres donna envie de vomir à la Nouvelle Vague, on peut l’accepter sans pour autant s’en contenter. Car le film crépusculaire de Clair retrace justement un moment par avance condamné, une parenthèse pas si (dé)enchantée, une microsociété esquissée avec un sens assuré de la satire.



Cependant, à l’instar de Proust, bientôt de Visconti, dommage pour le projet d’adaptation de La Recherche inabouti, le réalisateur excède la sociologie, s’intéresse aux êtres humains, humanise les pantins. Co-écrit en compagnie du dramaturge Jean Marsan, le scénario discrètement chrétien décrit une rédemption, une épiphanie, une solitude et un sacrifice. Ni prédateur pénible (et pianiste) ni connard-queutard (quoique), Armand découvre la valeur (et la salvatrice fraîcheur) des sentiments, meurt et renaît, avant d’aller (peut-être, probablement) « tomber pour la France », maudite chance, adieu définitif. La plus belle scène des Grandes Manœuvres (avec celle, stendhalienne, de la sortie de messe, de l’étreinte fiévreuse au fond du couloir du désespoir, acmé à cloches), la plus intense, doucement déchirante, se déroule dans un fiacre refroidissant, les ébats à scandale de Madame Bovary renversant. Rendue lucide (en retard) et aveuglée (à nouveau) par la révélation d’un Duverger « désolé », excellent Jean Desailly, meilleur ennemi, prétendant favori, à sœurettes suspectes, à mariage de momie, Marie-Louise remet en cause la métamorphose, le congédie gentiment, le presse en sourdine de rejoindre ses amis (de misogyne beuverie) qu’elle croit moqueurs, festifs fossoyeurs de son cœur. Armand, évidemment, ne la comprend, il quitte le véhicule, il en descend sonné, assommé, promets-moi au moins, demain, de me faire signe, de me signaler ta magnanimité. Saint Michel terrassait le Dragon ; Marie-Louise défait le sien, au cours d’un opus pionnier (pour Clair, recours à la couleur) et primé (Louis-Delluc domestique + un italien Donatello de co-pro), d’une moralité un peu périmée, dont la part la plus précieuse, pérenne, guère sereine, réside dans sa mélancolie, dans sa dialectique inique, ironique, d’illusion et de désillusion.



Attablés sous une tonnelle de ritournelle, le lieutenant entreprenant s’approche, se rapproche, et la Parisienne experte patiemment le lui reproche – pour voir, pour voir mieux, pour voir clair, majuscule optionnelle, accessoirement pour lire une « pensée » miroitée, merci à sa cornée, il convient de s’éloigner, au propre, au figuré, leçon méta hélas pas retenue par la myopie de la pornographie, pas grave. Au-delà de (dé)montrer cela, d’en faire une démonstration par et jusqu’à l’absurde, la séparation, la résignation, Les Grandes Manœuvres délivre de surcroît un estimable gynécée, socialement représenté, notamment composé par les recommandables Dany Carrel, Judith Magre, Jacqueline Maillan, Magali Noël, Simone Valère (épouse de Desailly) et bien sûr Brigitte Bardot, encore brune, pas encore par le vain Vadim (re)créée, avec le succès que l’on sait (Et Dieu… créa la femme, 1956). Certes, la romance amusante (fi des âges la différence flagrante) entre son personnage de fifille de photographe et l’officier frileux d’Yves Robert (ré)équilibre la tristesse passionnée (sens étymologique, voire christique) des adultes à tumulte. Elle accomplit itou un passage de témoin, entre actrices rivales ou complices, allez savoir, elle fait le lien entre Clair & Godard (celui du Mépris, 1963), elle laisse entrevoir une féminité modifiée, juvénile et spontanée, naïve et apaisée. Au terme d’un texte consacré à C’est arrivé demain (René Clair, 1944), je me permettais d’écrire (permettez-moi de m’auto-citer) « le romantisme costumé des Grandes Manœuvres ne manque pas de qualités, en tout cas dans mes souvenirs adolescents », le (re)voir hier soir confirme l’impression (ancienne), quitte à ce qu’elles s’apparentent désormais à des défauts significatifs, fertiles, de film imparfait, à la fois subjectif et collectif, anecdotique et médiumnique, ludique et lucide. 



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