Shiraz : Monuments Men


Suite à son visionnage sur le site d’ARTE, retour sur le titre de Franz Osten.


Vers la vivante Audrey Jeamart

Opus presque centenaire, paraissant sorti hier, remercions la restauration-résurrection du BFI, dépassons les problèmes de pixélisation d’ARTE, Shiraz (Franz Osten, 1928) charme à chaque instant, captive du premier au dernier plan. Il s’agit, en résumé, d’une fresque romanesque, dotée d’une intimiste sincérité. Cette co-production cosmopolite représente, aussi, une sorte de pérenne utopie, contre l’arrogance de la  condescendance et le pitoyable du pittoresque prémunie. Bien sûr, en cinéphile, pas en ethnographe, on peut penser à Nanouk, l’Esquimau (Robert Flaherty, 1922) et à Chang (Merian C. Cooper & Ernest B. Schoedsack, 1927), similaires et différenciés sommets de vrai-faux exotisme, démonstrations à domicile d’une lointaine et humaine familiarité, estimables et estimées traversées in vivo de la frontière du documentaire en direction de la fiction, voire l’inverse. Si Shiraz s’inscrit dans ce sillage d’un autre âge, d’un ciné aventureux, délocalisé, rencontre-concorde de locaux et d’aventuriers, il trace son propre espace, il dispose de sa propre voix, même muet, même en anglais. Certes, gentiment révisionniste, l’ouvrage s’avère vite appauvri de la géométrie hypnotique du diptyque par la suite signé par le compatriote Fritz Lang, Le Tigre du Bengale + Le Tombeau hindou (1959), (re)lisez-moi ou pas, encore une histoire de convoitée captivité au palais, de triangle sentimental, de travail architectural. Film de classes et/ou de castes, au classicisme assumé, appliqué, à la caméra au sol arrimée, remarquez la rareté des mouvements, des surimpressions, des fondus enchaînés, en lumière classée naturelle éclairé, Shiraz mettra en rage le spectateur marxiste, s’il existe, avec son argument d’antan, à la moralité conservatrice, puisque la princesse ne saurait épouser son fraternel potier, pas vrai ?, plutôt le prince de son sang, de son rang, au demeurant souverain séduisant, intelligent et patient, passons.



Quant aux amateurs de matérialisme, historique ou non, ils mettront en cause son romantisme fissa morose, forcément et fondamentalement morbide, en effet plus facile d’idéaliser une défunte, de sublimer une décédée, que de t’aimer tous les jours, mon amour, muni de ta matérialité, de ta trivialité, ils s’amuseront itou de l’érection, terme connoté, posthume du mausolée amoureux, entre vieux, entre nous deux. Ces réserves poétiques et politiques posées, Shiraz, que cela (leur) plaise ou pas, s’apprécie en chef-d’œuvre de poche, en mélodrame méconnu, majeur, en item pourvu d’un regard, d’un esprit, d’un cœur. Nous voici en musulman pays – prière pianistique en parallèle, au synchronisme sidérant – et cependant l’esseulement de « Selima » remémore celui de Moïse. Désormais majeure, l’orpheline gracile s’achète au marché, affronte une féminine rivalité, alors revoilà, par avance, le divertissant Angélique et le Sultan (Bernard Borderie, 1968). Et le silence de l’assidu Shiraz, d’abord en « adoration » devant l’adorable, ensuite adulte transi, éconduit, reconduit, je me fous de vos bijoux, évoque l’éloquence à distance de notre solitaire, je (me) désespère, Cyrano. Au-delà de pareilles correspondances, tissées par-dessus les différences, Shiraz affirme un féminisme soft, jamais manichéen, misandre, souligne la puissance positive ou négative d’héroïnes menant la danse, davantage que les types à leur suite, à leur poursuite, je pense à Selima, douce insoumise, je m’agenouille de mon plein gré, tandis que de ton côté, tu pourrais, en toute (patriarcale) légalité, me posséder, c’est-à-dire me violer, sans pour autant m’avoir, à toi de voir, de le savoir ; je pense à la fille du général, à sa machination machiavélique, au laissez-passer contrefait, stratégique ; je pense à sa servante soumise, dessillée, empoisonnée, salvatrice, solidarité à l’agonie, in extremis, de démunis, eh oui.



Le cher Shiraz échappe à la mort – de facto éléphantesque, spectacle solaire et néanmoins macabre en écho à la décollation en public de la fine guillotine –, sculpte sa maquette enfin juste et honnête avec ses yeux morts, que le bourreau répugne à crever, constatez, Majesté, sa sienne cécité, par conséquent malaxe son âme, modélise ses souvenirs. Retrouvée au terme de dix-huit années, trépassée idem, mystérieuse symétrie, Selima reçoit aussitôt le plus beau des tombeaux, gloire éternelle à base de glaise sensorielle. De charmant, Shiraz devient maintenant émouvant, document désarmant à propos d’un vieil amant, d’un quasi cinglé, par des soldats inoffensifs moqué, tous les jours collé à son ersatz de moucharabieh, inconsolable et inconsolé gardien – tout ceci ne vous rappelle rien ? Derrière l’ouverture en pierre, objectif massif, Shiraz regarde et admire une image, édénique, inaccessible, comme toi et moi une actrice ou un acteur sur un écran de cinéma, à l’instar d’un cinéaste (sur)cadrant sa star. Jusqu’au moment maudit où la chérie s’évanouit, béance d’absence, au symbolisme funeste, réflexif, advenue hors du pathos, hors des trémolos. Que le scénariste William Burton, que le dramaturge Niranjan Pal, que l’acteur-producteur Himanshu Rai, pionnier, poignant, que le réalisateur Franz Osten le devinent ou non – prophétie sur le sable en métaphore du scénario, en préfiguration du programme narratif déjà rétrospectif – et le sachent ou pas, leur Shiraz procède ainsi du cinéma méta, nous raconte un conte au carré, nous confirme que les films, les pires, les meilleurs, peu importe, s’apparentent à des cimetières, à des sépulcres de sons et de lumières, à des lettres d’amour adressées à d’insaisissables destinataires.



Aux hommes obsédés, blessés, opposés, endeuillés, de douleur et de nudité à égalité, une fois la (même) femme qu’ils aiment enfuie, fragilité de nos joies, brièveté de nos vies, que reste-t-il à faire, à défaire, à refaire, afin de parvenir, à nouveau, à sourire, sinon construire, (se) reconstruire, répondre à la destruction par la création, conférer aux fantômes une immortalité architecturée, filmée, rédigée ? Drame ludique, lucide, distrayant, élégant, tourné vers la vie, vers une active nostalgie, Shiraz examine avec une exactitude détournée les fondements d’un fameux monument, et son modeste mensonge vibre d’une valeureuse vérité. Accompagnée par un casting impeccable, mentionnons les noms des méritants Maya Devi, Seeta Devi, Enakshi Rama Rau et Charu Roy, la « Romance of India » aimable, indémodable, s’orne en sus d’un soundtrack à tomber, à peine ponctué par un coup de feu audacieux, dû à la très douée Anoushka Shankar, fifille de Ravi – la famille de George Harrison versa son obole – et surtout sitariste accomplie, compositrice supérieure, artiste internationale, donc idoine pour ce projet mondialisé, noces rassurantes, stimulantes de l’Occident et de l’Orient. Sans cette quatrième femme fréquentable, musicienne admirable, signataire et instrumentiste d’une partition-improvisation commissionnée, constamment inspirante, inspirée, par Danny Keane & Julian Hepple judicieusement orchestrée, écoute casquée conseillée, Shiraz changerait, perdrait en beauté, en modernité, en sensualité, en résilience apaisée. Pas une seconde imposant, pas si discrètement bouleversant, le titre renaît après cent ans, parle à tous les (sur)vivants, incite à ne pas désespérer, s’isoler, invite plutôt à partager, célébrer, les femmes et les films qui (nous) aident à tenir, qui valent bien tout un empire, qui nous permettront, après-demain, de dépasser le pire, d’avancer vers l’avenir, « invincible été » en chacun logé, Camus ne me contredit, grâce guère dégueulasse affermie par la foi, en moi, en toi, dans ce ciné-là, d’à présent et d’autrefois, en France ou en (Mother) India, oui-da.


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