Paradis perdu + Croisières sidérales : Belle Époque + Une merveilleuse histoire du temps


Der des ders, mobilis in mobile, nostalgie de l’avenir, près du pire…


Le cinéma français sous l’Occupation pratiqua souvent l’évasion – on peut le lui reprocher, on peut le lui pardonner. Tout le monde ne s’appelle pas Clouzot, quel cran de commettre Le Corbeau (1943), y compris pour la Continental ! Mais même des divertissements supposés innocents, voire insignifiants, a fortiori atteints d’amnésie, portent quelque chose de l’époque, puisque l’esthétique, surtout le cinématographique, procède de l’économique, du politique. Paradis perdu (Gance, 1940) et Croisières sidérales (Zwobada, 1942) se situent dans le passé, le futur, en partie dans un fort, en partie parmi l’espace, comme s’il fallait doublement fuir la France nazifiée. Toutefois, le scientifique l’affirme à raison, nul ne se fuit lui-même, peu importe la couleur du ciel, l’écart temporel, et le peintre transformé en couturier se voit vite mobilisé, tandis que les « explorateurs », les « exploiteurs », expriment un exil intérieur. D’un couple au prochain, au miroir du chagrin, d’une guerre à l’autre, le tandem de films persiste à portraiturer de plaisants compatriotes, piégés par le présent désolant, persistant. L’éden envolé de Paradis perdu et la misanthropie chorale de Croisières sidérales paraphent le désastre hexagonal, le titre explicite du Gance, de son mélo à marmot, à mouchoir d’au revoir, à prendre en épitaphe du drame national. Jamais vaches avec Vichy – de manière ironique, le voyage stellaire s’achève sur un éloge de la terre, de la Terre, à ravir un fameux maréchal –, ils immortalisent néanmoins un climat guère sympa, cf. la pancarte incitant à la prudence, à la méfiance, de Paradis perdu, ils démentent en partie le manque de moyens d’une industrie meurtrie. Face aux restrictions, le spectacle spectaculaire perdure, permet d’endurer, au moins pendant une heure et demie jolie, pas dépressive, terminée avec le sourire, sur des retrouvailles ou des épousailles.

Ces deux opus soignés, oubliés, méritent donc leur exhumation, leur numérisation, bandes de contrebande, au sens que Scorsese donne à ce mot, ouvrages d’un autre âge dont le plumage et le ramage parlent pour/d’eux, continuent à nous parler encore, tant mieux. Le cinéphile curieux découvre ainsi deux histoires d’amour au long cours, sous le déguisement jugé bienséant, sinon grisant, du conte philosophique, de la fiction historique. Ici, sur fond de 14 Juillet, de relativité, c’est-à-dire de liberté au carré, les décennies passent, une femme aimée trépasse, sa fille, identique, blondie, la remplace, un beau bébé, grand de vingt-cinq ans, devient un gros costaud. Enchantés, en chanté, héroïques en mineur, en apesanteur, les personnages affrontent les outrages des années, de la destinée, reviennent vers la vie, vers ses vicissitudes, tant pis pour l’utopie pacifiste de la vaine Vénus. De la disparue, il demeure une valse prémonitoire, une voix d’Eurydice enregistrée sur rouleau, puis d’itératifs tableaux ; de la séparée, les premiers cheveux blancs charmants, aperçus à distance, en direct, via la TV privée, transportée, inventée durant les sixties. Si Paradis perdu et Croisières sidérales doivent certes beaucoup à Fernand Gravey & Julien Carette, Micheline Presle & Madeleine Sologne, la première dédoublée, la seconde alors brune, ne déméritent pas, loin de là, pas davantage l’exotique Elvire Popesco, princesse mécène, le célinien Robert Le Vigan, MC d’occasion descendu de son Golgotha (Duvivier, 1935), ni Jean Marchat en mari vieilli, ni Jean Dasté en emmerdeur bien nommé Pépin. Caractérisé par un classicisme précis, impersonnel, exeunt les expérimentations d’Abel, à peine un ou deux plans débullés, un effet optique polyphonique de danse mélancolique, le duo en mono adoube les Blue Bell Girls sur un bateau à la Pirates (Polanski, 1986) et déploie des hôtesses de l’air, de « stratosphère », à l’érotisme festif, Hubert Reeves rencontre Busby Berkeley, allez.


Collaborateur de Renoir, proche du PC, le père André n’oublie pas de concilier les classes, unisson céleste. Tout ceci séduit assez, par sa modestie, sa sincérité, sa volonté de ne pas céder au désespoir, de libérer les consciences, en toute conscience, au moyen de la mémoire, de l’imaginaire. Il existe plusieurs façons de résister, pas seulement au ciné, aussi pouvez-vous estampiller Paradis perdu + Croisières sidérales en productions de saison, qui disent non, en exercices collectifs, en démonstration de (bonne) collaboration, terme très connoté en 39-45. Vaccinés contre le cynisme, le défaitisme, l’autarcie rassurante, l’euphorie affligeante, ces films conservent leur précieuse capacité à préférer la joie à la tristesse, à lier attente et fidélité, salut à Pénélope, à son Icare en retard, en avance, à opter pour la persévérance, la descendance, même au prix du trépas paternel, en pleine église. Jeanine/Jeannette, nouvel avatar de Jeanne d’Arc ? Plutôt une jeune fille de son temps, une juvénile actrice de dix-sept ans, un corps en réponse à la mort, symbole désinvolte et promesse à lui seul, par sa présence, son existence, que les occupants décamperont, que les étoiles scintillent au milieu des yeux heureux, sur grand ou petit écran, hier et maintenant.

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