Le Cheval de fer : Le Convoi des braves
Ford for ever, à cheval ou à vapeur…
Ford before Ford, Ford déjà Ford, pour
une fresque ferroviaire fameuse. Comme dans La Piste des géants
(Walsh, 1930), la transhumance se mâtine de vengeance, au sein d’un western œdipien, où l’assassin paternel,
capitaliste machiavélique, pléonasme, dissimule sa main droite amochée,
matérialisation de son âme mauvaise, se grime en « renégat » pas
sympa, scalpe un pauvre papa, rêveur amateur, où Lincoln, lui-même bientôt
trucidé, apparaît en père par procuration, en père de la naissante nation, en
Notre Père à nous tous, Américains cosmopolites, de melting pot épique, épuisant, que les syndicalistes (et les
racistes) aillent se faire voir autre part, le discours patriotique d’une
« dame » suffit à évacuer la grève, à essuyer sa sueur de bon cœur.
« A romance of the East and West » affirme une affiche de la
production Fox/Ford et l’on confirme ce résumé ; « The Iron Horse
blazing the Trail of Love and Civilization » claironne un poster et l’on opine à plein. Chef
sadique au sourire innocent, ombres agressives, presque expressionnistes, sur
un wagon, masse mouvante de
silhouettes anonymes, à dégommer en petit comité immobilisé, armé, les Indiens,
pas encore Amérindiens, c’est-à-dire repeints au repentir du révisionnisme politiquement
correct, participent au périple par les Pawnees, tribu tutélaire. De manière contraire,
l’odyssée se soucie d’un raccourci disputé, associe avec démocratie des totems
historiques, dont Buffalo Bill & Wild Bill Hickok, et des quidams
charismatiques, dont Davy Brandon, auquel le George O’Brien de L’Aurore
(Murnau, 1927) prête ses traits, sa beauté, son intégrité. Vers la fin, Ford le
filme seul, habillé en deuil, au milieu du désert, de ses rails en fer : pas
une once de triomphalisme ici, plutôt un héroïsme œcuménique, connaissant parfaitement,
jusqu’à l’étranglement, le prix du sacrifice, de la juvénile et avinée justice.
Ford fidèle aux enfants fidèles, à
l’enfance d’une grande puissance, à la foi folle de visionnaires valeureux,
malheureux, heureux, malgré la guerre civile qui ne cesse, césure aussi
fondatrice que l’effort fastueux de réconciliation, d’unification, des
territoires et des mémoires. Le train rapporte, réduit les distances,
redimensionne l’espace immense, il pose surtout des points de suture, sur une
vaste et intime blessure, il cicatrise et réunit, il trouve sa raison d’être
suprême au cours de la coda, acmé-concours de rapidité, de retrouvailles, de
proches épousailles. L’Amérique apaisée, patchwork,
du Cheval
de fer (1924) anticipe ainsi le cirque solidaire, au chapiteau de
drapeaux étoilés recouvert, de Bronco Billy (Eastwood, 1980).
Documentaire et légendaire, l’Histoire s’écrit via une vivante saga, une majeure caméra, les travellings logiques, originels, bouleversent maintenant, car ils
relèvent du commencement, de l’élan, de l’antan ressuscité, relooké, au
présent. Pourquoi cet opus sous peu
centenaire possède plus d’existence, de persistance, que la majorité des
métrages contemporains, spectaculaires ou point ? Parce que tout vibre,
tout respire, parce que l’esprit du serial
anime la chronique nationale, parce que Ford filme à la façon de personne, ou
alors de Renoir, de Kubrick, par conséquent pourvu d’un classicisme supérieur,
racinien, d’un sens du cadre admirable, au-delà du remarquable, néanmoins
délesté de sensualité, d’ironie, à l’opposé de Jean & Stanley. Dans Le
Cheval de fer (1924), l’objectif magnifie les paysages, les visages,
doit se trouver là, pas ailleurs, parvient à capturer, à chaque image, à chaque
seconde, l’image du monde, la plénitude d’un regard humain, serein, majestueux
et magnanime, préservé de la colère et de la mélancolie de Peckinpah, de Cimino
and Co.
N’importe quel cinéphile, fordiste ou
non, raffole de Je n’ai pas tué Lincoln (1936), La Chevauchée fantastique
(1939), Vers sa destinée (1939), Les Raisins de la colère (1940), Le
Massacre de Fort Apache (1948), L’Homme tranquille (1952), La
Prisonnière du désert (1956), L’Homme qui tua Liberty Valance
(1962) ou Les Cheyennes (1964). Tout cinéphile en ligne devrait visionner
The
Iron Horse, leçon de réalisation, de reconstitution, donnée par un
trentenaire, en plein air, accédé à la maturité, démonstration d’éloquence
muette, musiquée par la partition pertinente, souvent excellente, de
Christopher Caliendo. Parfois drolatique, cf. l’épisode du dentiste-barbier,
jamais anecdotique, Le Cheval de fer séduit en outre dans le détail, par exemple un
chien venant se coucher sur un indigène décédé, ou la photographie finale, mise
en abyme en mouvement immobile, émouvant. L’utopie jolie de John le naïf ? Un
film réellement et doublement américain, au meilleur sens de l’adjectif.
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