Insiang : Moi, Tonya
Suite à son visionnage sur le site d’ARTE, retour sur le titre de Lino
Brocka.
Le prologue porcin annonce le
poignard assassin, le boucan de l’abattoir contraste avec le silence définitif
du boucher décédé : dans Insiang (1976), l’héroïne le formule
elle-même, les rôles s’inversent, nuit de souffrance, jour de vengeance. On
pense, bien sûr, à Douglas Sirk & Rainer Werner Fassbinder, on se souvient
aussi de Lolita (Stanley Kubrick, 1962) et de Pas de printemps pour Marnie
(Alfred Hitchcock, 1964). Je disais de Manille (1975) qu’il s’agissait d’un
« mélodrame sexuel davantage que [d’une] démonstration marxiste »,
muni d’une « mère mégère », mais dépourvu de « manichéisme »,
de « misérabilisme ». Je le redis au sujet de ce film majeur, d’ailleurs
à l’origine destiné à la TV, plus tard adapté en pièce par le co-scénariste
Mario O’Hara, d’abord sans surprise censuré, ensuite mal reçu en salles, puis
consacré à Cannes ; le « passeur » Pierre Rissent en supervise
l’étalonnage. On le sait, « le linge sale se lave en famille » et la
blanchisseuse Insiang ne nous démentira pas. Quant au poisson vendu au marché
par la redoutable Tonya, mère amère, refouleuse familiale, par ici la sortie
pour le cortège crieur des proches du mari, en compagnie de sa « poule »
parti, il suffit d’une lettre, de maux/mots dits, d’un déni, afin qu’il se
transforme en poison, en venin vengeur. Certes, la citerne d’eau sert à couvrir
les ébats de la cougar de hasard, se
moquant du qu’en-dira-t-on, ivre de de sa libido
à gigolo, saoulée à dessein, je la rétame et je te rejoins, elle symbolise en
sus la patience, sur le point de déborder, d’imploser, d’ange évidemment
exterminateur de la jeune fille exploitée, épuisée, abusée, esseulée, sorte de
consœur d’Antigone ou Électre, aux prises avec sa Médée à domicile.
Les deux couples en déroute tracent
ainsi un triangle rectangle de vaudeville viré en vrille, montés à bord d’une
bagnole devenue folle, immobilisée par la misère, allant droit dans le mur de
l’usure, que le mécanicien frisotin, à boucle d’oreille, victime préférée du
caïd du quartier, peine à réparer, lui-même corrigé, au creux des ordures,
comme si Los olvidados (Luis Buñuel, 1960) croisait Accattone (Pier Paolo
Pasolini, 1961), sur ordre de sa bien-aimée, précédemment, au petit matin, à
l’hôtel de passe, délaissée, saluons la lycéenne en uniforme et en larmes,
probablement dépucelée par le client satisfait, plus âgé, presque protecteur. Au
milieu du miroir domestique, cristallisation d’un art de la composition, du
surcadrage ; parmi la maison en carton, piètre espace de pure promiscuité
impure, où s’engueuler, s’enlacer, manger, uriner ; derrière des lignes
horizontales évocatrices, en parallèle logique, sociologique, à celles,
verticales, de l’épilogue carcéral, les damnés désargentés, dont personne ne se
soucie, hormis le cinéma de Lino Brocka, se désirent, se déchirent, se
chérissent, se terrassent. Rien de salace, de sordide, de dégueulasse devant
l’objectif subjectif, car la beauté des images de Conrado Baltazar magnifie le
cauchemar, car le regard du réalisateur ne pratique la lourdeur, la pesanteur,
en dépit de la flûte fatidique de la musique de la compositrice Minda D.
Azarcon. Ce sujet pouvait naviguer vers le féminisme, le dolorisme, une
dénonciation de saison, de bon ton, destinée à édifier le spectateur étranger,
sur certaines réalités dérangeantes, tant pis pour l’exotisme touristique. Or
Brocka s’extraie de tout cela, se contente d’un générique explicite, témoignage
en calme rage de mille outrages, d’indescriptibles taudis, de sidérantes
conditions de (sur)vie, documentaires, documentées.
Ne t’étonne pas, après ça, des
candidates recalées, des chômeurs mateurs, du destin mesquin d’Insiang, Tonya, Bebot & Dado, et cependant le déterminisme ne signifie pas la tragédie,
plutôt l’instrumentalisation, la volition, une masculinité mise en scène, ouvertement
homoérotique, à la fois misérable et sentimentale, étrange mélange, in extremis tourmentée par une féminité
en reflet, telle mère, telle fille, regarde-moi, regarde-toi en moi, dépeinte à
son point de rupture, saisie à l’instant terrible de la terreur de la chair et
du cœur. Que faire pour respirer un peu d’air, pour quelques caresses, pour une
pitoyable promesse d’attachement, de nouveau commencement ? Sourire,
jouir, trahir, mourir, moralité désenchantée, adulte, de tumulte, qui excède la
rassurante lutte des classes, qui croit, à raison, que la cruauté participe de
la tendresse, qu’elle en constitue la conséquence indiscutable, insupportable.
Porté par un quatuor en or, deux
actrices assez exceptionnelles, Hilda
Koronel & Mona Lisa, deux acteurs carrément excellents, Rez Cortez &
Ruel Vernal, Insiang nuance sans cesse son portrait étriqué, toxique, lucide,
de femmes en effet « au bord de la crise de nerfs », Pedro opine, au
bord de la bonne société, de l’invisibilité. Jamais misogyne, jamais misandre, le
métrage intense, tendu, ressuscité, animé, maîtrisé, montre des hommes et des
femmes en quête d’amour, au jour le jour, ne trouvant et ne causant que la
mort, parce que le contexte l’encourage, parce que le désespoir surplombe,
dommage. Néanmoins le visage de Tonya, par deux fois, lors de l’aveu du viol,
lors du départ de sa progéniture, victorieuse et malheureuse, repoussée,
refroidie, suivie à travers la fenêtre de perpette, illumine les ténèbres
triviales, létales, montre la meilleure humanité, la nausée, le regret, le
mouvement du remords.
Lino Brocka ne filmait pas des porcs,
des truies, il immortalisa des monstres amis, une marâtre loin de l’albâtre,
une Cendrillon acerbe, guère souillon, des archétypes incarnés, de conte de fées défait, à défaire, à refaire, à l’instar du monde immonde tout autour. Un film
fait pour pleurer ? Un film de foi, d’effroi, un film sur « ces
gens-là », un film pour toi et moi, voilà.
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