Mr. Long : Les Délices de Tokyo
Suite à son visionnage sur le site d’ARTE, retour sur le titre de Sabu.
Après une intro à la Tarantino,
parlote rigolote de tueurs en chœur, remember
Reservoir
Dogs (1992), une relecture culinaire de L’Été de Kikujiro (1999)
? Oui et non, car si ce professionnel ronfleur, monolithique, mutique, aux
mains lavées, à l’âme malade, doit beaucoup à son homologue selon Kitano, le
métrage possède sa propre personnalité, fait penser, de manière mesurée, aux Sept
Samouraïs (Kurosawa, 1954), à Clean (Assayas, 2004) et à l’item de Naomi Kawase (2015), sous-titre
d’article, tandis que l’étreinte ultime, bouleversante, exaltante, nouveau
contrat, larmes de joie, que fais-tu là, tous vous voilà, renvoie vers la coda idem du Voleur de bicyclette (De
Sica, 1948). Correspondance cohérente, puisque Mr. Long (2017), opus en partie à propos de paternité, y
compris empêchée, par procuration, par adoption, se soucie à son tour de
social, cartographie un quartier, à défaut d’un pays, paupérisé, déserté, en
référence flagrante à Fukushima la fantomatique, hanté par une première mère
mémorielle, presque tarkovksienne, cercle à la Solaris (1972) inclus. Il
s’agit, allez, en résumé, d’une fable sur l’humanité, enterrée, retrouvée, sur
la solidarité inexplicable, irréfutable. L’assassin sauva bambin un chien, il
demande maintenant au minot parlant sa langue s’il s’avère sa réincarnation. Je
ne sais si Sabu connaît le christianisme, cela (m’)importe peu, mais Mr.
Long peut s’apprécier en sus en tant que parabole de rédemption, dans
laquelle on reconnaît un Lazare, une Marie-Madeleine, un Moïse et bien sûr un
Lucifer, recyclé en dealer. Placé
sous le signe d’une autre trinité, locale, point occidentale, celle d’un temple
en trois exemplaires, mausolée inaugural, emplacement de travail, escapade
thermale, ce mélodrame magistral met en images millimétrées le mystère de la grâce,
salut au janséniste Pascal, et son corollaire cruel, la malédiction de la
déréliction, désormais transposée en pendaison.
Sabu sait filmer la grande ville
nocturne illuminée, au présent, autant que l’intimité lumineuse, heureuse,
d’une romance au passé, viatique psychique pour la victime de viol, aux tasses
artisanales fracassées, au cou immaculé bientôt cassé. Quelque chose de Ring
(Nakata, 1998) transite ici, via la
sylphide livide, à la chevelure aussi sombre que son pire avenir. Les « violences
faites aux femmes » existaient, hélas, bien avant la filmographie du spécialiste
Mizoguchi, elles se poursuivent à proximité de la générosité, de la légèreté,
de l’attention portée à autrui, au détenteur étranger d’une altérité familière,
accueillie. De retour du séjour gagné sur scène, en collectif troisième, Long,
sur le seuil de la porte, incite Lily, sa compatriote, ex-toxicomane, sevrée à la salle de bains, ancienne-récente
prostituée, en uniforme lycéen un brin malsain, entichée de son chauffeur,
courageux Kenji, a priori guérie, rayonnante,
renaissante, à faire attention à elle. Durant la dernière scène, il ronchonne
contre Jun, toujours en retard pour partir à l’école, tu m’étonnes, davantage
porté sur le base-ball importé par
les Amerloques, puis lui dit de faire attention, le marmot vient de (re)mettre en
valeur leur photo du bonheur. Cette attention de chaque instant occupe chaque
plan, précis, puissant, en particulier pendant l’hécatombe finale, séquence
anthologique, modèle chorégraphique, cinématographique, qui développe le
massacre liminaire et démontre qu’un couteau ne sert pas qu’à cuisiner. Pourtant,
précisons-le, la plus vive violence de ce film toutefois très tendre provient
du suicide précité, surprenant et prévisible. Long détourne immédiatement
l’enfant de la scène obscène, met sa main sur ses yeux. Trop tard, il faudra
grandir avec ça, trouver, à son côté, ensemble, un moyen de le surmonter, de
dépasser l’impossible deuil.
Le récit pourrait s’arrêter ainsi,
par le retour à Taïwan, au sein de la cité citée par Lily au lit avec Kenji.
Sabu ne s’y résout, accorde au conte la coda supra, où la communauté nippone débusque le serineur à un café,
interrompt la circulation, permet la réunion, enfin l’émotion. En vérité je
vous le redis, les estampillés feel good movies, surtout US, me donnent
envie de vomir, par leur angélisme, leur cynisme, leur volonté de rassurer, de
consoler. Néanmoins, Mr. Long fait indiscutablement se
sentir bien, parce que la soyeuse Yi Ti Yao fabrique une femme fréquentable,
lointaine consœur du Sinatra camé de Preminger (L’Homme au bras d’or,
1955), parce que Chang Chen, croisé chez Ang Lee (Tigre et Dragon, 2000),
Wong Kar-wai (2046, 2004) ou John Woo (Les Trois Royaumes, 2008-2009) se
tient devant l’objectif, parce qu’un vrai scénariste-réalisateur, autrefois
acteur, se tient derrière, doté d’un regard et d’un cœur, accessoirement d’un
pseudonyme en possible clin d’œil à l’interprète inoubliable du Livre
de la jungle (Korda, 1942). Jamais sentimental, même lorsqu’il
immortalise, de nuit, au ralenti, un baiser au passage clouté, à moitié choral,
cf. le repas à plusieurs, filmé en caméra portée rapprochée, Mr.
Long séduit, amuse, constitue un vrai film poétique et politique, qui
mélange outrage et partage, individualisme et citoyenneté, dynamise et
intériorise la problématique de la Cité, pas seulement japonaise. Face à la fragile
charrette gastronomique, alourdie à l’insu du porteur, la menace en mouvement,
en amorce, du trafic, ressentie par l’œil avant le cerveau ; face au fric,
au funèbre, aux exécutions, à l’exploitation, de la débrouille, des nouilles,
le compte à rebours des jours, la promesse de l’amour. Manichéisme,
naïveté ? Pari plaisant, remporté, d’un exemple de grand petit ciné.
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